Mais qu’est-ce qu’il fait, ce mec, au milieu d’un lac, à taquiner le goujon ? Il est là, tranquille, à contempler le bleu du lac, sous un ciel d’azur, à en croire le parasol blanc qu’il a installé dans sa barque pour éviter le nez et la tonsure rougis par le soleil. (Sa femme : « Tu as oublié la crème solaire, il va encore falloir t’enduire de Biafine, je n’ai pas que ça à faire, moi ! »)

Ramona, rencontrée lors d’une randonnée au Maroc il y a déjà un paquet d’années, elle est sûrement en train de préparer une harira pour la rupture du jeûne, ce soir. Le Ramadan, quand ça tombe l’été, car c’est le calendrier de l’Hégire qui décide, c’est dur pour elle. Lui, il va se régaler, déjà, il a pique-niqué, en rêvant, d’une boîte de sardines étalées sur deux grosses tartines de pain beurré. Le pain, c’est lui qui le fait, et le met à cuire dans le four à bois qu’il a construit à côté de la maison, au temps de leur installation dans le bourg de Mézières en Brenne.

Il ne lui avait pas promis la lune, quand il l’avait mariée au retour du Maroc. Elle était belle, elle l’est toujours, d’ailleurs, il était tombé sous son charme alors qu’elle récoltait des figues avec les femmes de son village. Elle avait dix-sept ans, il avait fallu négocier dur avec son père et son grand-père, mais la perspective d’une vie meilleure si elle quittait le bled avait emporté la décision. Et puis, elle, elle aimait la France et lui, Roger.

C’est le CA de la Manufacture de Pantoufles de Châtillon sur Indre, où il était employé depuis ses quatorze ans, (il en avait alors vingt-trois, le temps passe vite), qui avait organisé ce voyage, et lui, manutentionnaire mais syndiqué, avait eu du mal à s’y inscrire, les congés payés, instaurés pourtant depuis 1936, avaient toujours du mal à être acceptés par le patron, surtout pour les gueulards comme lui.

Pour commencer leur vie de couple, il avait cassé sa tirelire et acheté un terrain à Mézières, il pouvait se rendre au boulot en mobylette, vingt kilomètres qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, et un petit budget pour payer l’essence deux-temps, mais c’était dans ses moyens.

Avec les amis, ils avaient construit la maison, confort moderne, tout-à-l’égout, vite, vite, leur premier enfant n’avait pas tardé à pointer son nez.

À l’heure qu’il est, sa Ramona doit être en train de retirer la petite peau des pois chiches, à moins qu’elle ne cueille la coriandre qu’elle a plantée dans le jardin avec des graines rapportées du pays… Bon, les pois chiches, ça le fait péter, mais sa soupe, qu’est-ce qu’elle est bonne !

Martin, il adore ça ! C’est leur ainé. Elle l’appelle Momo, car elle a tenu à ce que les enfants aient un prénom arabe. Lui, c’est Mohammed. Enfin c’est Martin qu’il a écrit sur son CV pour décrocher son travail de métreur. Plus facile à faire passer, pour un patron.

C’est qu’ils ont bien réussi, tous les cinq ! La deuxième, Marie, ou Mériem, est comptable dans la même boite que lui. La numéro trois, Alice, ou Aliya, est correspondante de presse pour la Nouvelle République à Châtellerault. Les deux jumeaux, Kévin et Françoise, Kader et Fatima, leurs surprises arrivées sur le tard, étaient encore dans les études, elle en médecine à Poitiers, et le garçon en agronomie à Compiègne.

Sûr qu’aucun ne les laisserait finir leur vie dans un Ehpad pourri. D’ailleurs, il ne se passait pas un dimanche sans qu’ils aient à agrandir la table du salon, les petits-enfants leur glissaient entre les pattes, ça criait dans tous les sens, et quand les enfants repartaient, tous deux étaient fourbus, mais heureux.

C’est qu’elle leur avait inculqué de vraies valeurs, leur mère, et quand ses propres parents avaient été usés par la vie à Moulay Brahim, elle les avait laissés seuls, lui et les enfants, pendant plus de six mois, pour aller les rejoindre et les accompagner, le temps qu’il avait fallu, jusqu’à leur dernière demeure. La famille, c’est sacré !

Tiens, ça bouge au bout de sa ligne ! L’épuisette est déjà prête, et lui, sur le pied de guerre. Carpe, ou brochet ? Tanche ou gardon ? Les deux derniers il les rejettera dans l’eau, mais s’il s’agit d’un beau brochet ou d’une carpe, il devra batailler en rentrant, et cuisiner sa prise lui-même, au beurre blanc ou bien farcie au four, s’il ne veut pas retrouver son poisson banalement réduit en tajine, sa chair dénaturée par quelque épice exotique, anis, paprika ou cumin.

Bon, rien d’intéressant. Retourne à l’eau, petit poisson. C’est qu’il tape quand même, ce sacré soleil, il commence à dégouliner de partout. (Elle : « Tu crois que je n’ai pas assez à faire, encore obligée de faire une machine, enlève tes bottes avant de rentrer, j’ai serpillé pendant que tu te la coulais douce ! »).

Il va peut-être rentrer, quand même, tant pis ou tant mieux s’il ne rapporte que du fretin, ça lui servira pour la prochaine pêche, il a convenu avec Émile, son vieux pote, d’y retourner samedi. Comme ça, elles pourront parler arabe, Latifa et Ramona. 

Latifa, elle est Kabyle d’Algérie, son père l’a amenée dans ses bagages lorsqu’ils ont dû quitter leurs montagnes en 1962, ils n’étaient pas du bon bord à la fin de la Lutte d’Indépendance. Heureusement, l’instituteur français de Tizi Ouzou, Frédéric, avait senti le vent venir, et les avait implorés de venir en France avec lui, le père, la mère, qui lui faisait de si bons couscous et tenait sa maison, et les deux petiotes, leur promettant qu’ils trouveraient facilement de l’embauche dans sa région, au centre de la France, et, oui, à Châtillon, ses parents avaient été pris dans l’usine de chaussons, à la chaine, mais c’était toujours mieux que de se faire égorger dans leur propre pays comme pas mal de harkis pris au piège des revanchards du FLN.

Leurs deux femmes, à Émile et à lui, Roger, avaient la nostalgie des paysages et du soleil de leurs enfances, Chims elles disaient, ça veut dire soleil, chez nous, avec leurs accents chantants qu’elles avaient gardés, ainsi que leur langue qu’elles parlaient entre elles comme si c’était leur plus grand bien, leur héritage, précieux comme une dot qu’elles auraient amenée en se mariant à des Français de souche.

Bref, samedi, c’est sûr, la compagnie serait bonne, sur sa barque, et avec un peu de chance et beaucoup de hasard, comme se plaisait à répéter Émile, ils rapporteraient une pleine besace de carpes bien dodues pour la rupture du jeûne, et ils mangeraient tous les quatre sous le cerisier, dans le plat pays qui était le leur à tous à présent.