Le printemps est en gloire dans mon jardin des bords de Loire. Aujourd’hui jeudi je suis dans les derniers préparatifs d’une grande fête de printemps, prévue de longue date, pour ce week-end où amis et famille seront réunis. Tout est presque prêt. Le beau temps est annoncé. Nous avons commencé à installer chaises et tréteaux sur l’herbe.  Une tente de réception pour abriter le traiteur et protéger les plats sera montée demain. Tout va bien. Il me reste à poser en dernière minute les grandes nappes blanches sur les tables et à les décorer. C’est Florence qui a eu l’idée : « En ce moment le sureau est en fleur, il y en a partout. Tu pourrais poser sur les nappes dans des pots de yaourt en verre des petits bouquets de sureau qui parfumeront la fête. » L’idée m’a paru excellente, seulement voilà, il n’y a pas de sureau dans mon jardin des bords de Loire. Il va falloir courir dans la campagne pour en trouver. 

Depuis cinq ans, je me consacre, corps et âme, à créer dans ce vaste espace derrière la maison des parcelles de « beauté qui seraient promesse de bonheur ». J’applique à la lettre un vieux proverbe chinois que j’écris au féminin : « Si tu veux être heureuse toute ta vie, fais-toi jardinière. » Inspirée par Stendhal et la Chine, j’ai donné un nom à chaque parcelle conquise sur les broussailles et les pierres du terrain. Je peux ainsi, à ma guise, me réfugier dans Creux de mainFantasmagorieHerbes de santéExoticaTerre mère, sans oublier Le Jardin Potagerbiologique, c’est évident. Une haie de bambous non traçants dissimule la géométrie de la piscine aux belles dimensions, l’isole des regards lorsque nous sommes dans la maison. J’ai pris soin de placer un banc de pierre sous un tilleul rescapé. Un bosquet de jeunes bouleaux accueille des fauteuils métalliques de bonne facture. Nos amis aiment s’y asseoir pour goûter, le temps d’un apéro, le charme du lieu. Moi, je n’ai guère le temps de m’asseoir.  

Tous les matins, j’explore chaque parcelle, sécateur à la main, guettant la rose fanée, la flétrissure d’un iris bleu, la pourriture naissante d’un hortensia. J’arrache d’un coup de râteau de désherbage la touffe de chiendent qui pointe dans le sentier gravillonné. Et hop ! dans le grand seau en plastique dont je jetterai tout à l’heure le contenu sur le compost ! 

Tout au fond de la propriété, il y a Le très vilain petit jardin que mon mari et moi avons baptisé ainsi parce qu’il pousse dans la sauvagerie « pour les oiseaux et les hérissons ». Nous le laissons devenir jungle verte à côté d’une vieille cabane aux planches fatiguées. 

Nous avons rêvé, enfin c’est surtout moi qui ai rêvé – mon mari est très conciliant – rêvé d’un lieu de retraite dans la douceur du fleuve Loire, rêvé de m’enclore loin d’un monde hostile, abimé par l’industrie et la rapacité des hommes. 

Et voilà que ce matin, dans le jardin, une coulée de parfum suave et puissant m’a happée et fait monter au cœur un désir d’ailleurs. Et voilà que je désire à nouveau partir, tout quitter, recommencer, loin. Native de l’île Maurice, je suis venue en France pour faire des études de Lettres. Ce prétexte officiel cachait, en réalité, ma fuite hors de la maison familiale où j’étouffais sous les jugements et les injonctions maternelles : « Mais regarde-toi dans la glace ! mauvaise herbe ! Regarde les autres ! Elles sont magnifiques ! Ce sont des hibiscus, des jacarandas, des flamboyants !». Et puis j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari. Devenus professeurs dans l’Éducation Nationale, nous avons décidé de faire carrière à l’étranger, déménageant tous les trois ans dans un nouveau poste, découvrant de nouveaux territoires. Nous avons fait toutes les îles, Guadeloupe, Nouvelle Calédonie, Mayotte, Madagascar, pour terminer par les lycées français des grandes capitales, Lima, Los Angeles, Madrid. Tout me semblait mieux ailleurs, plus beau, plus attractif, plus dépaysant, plus riche. 

« Et si, on repartait ? » Mon mari a légèrement froncé un sourcil et m’a répondu : « Là, non, on va chercher du sureau ! »

Et nous voilà en voiture, roulant le long des champs, lorgnant les fleurs de sureau de l’autre côté des clôtures des propriétés privées. Pas une branche de sureau en fleurs dans les haies accessibles ! En fin de journée, de retour à la maison, dépitée, je suis allée chercher de la consolation auprès de Creux de main et Terre mère. J’ai traversé Le Jardin Potager, rempli l’arrosoir pour abreuver la planche des carottes et des courgettes en souffrance. Une coulée de parfum suave et puissant m’a alors happée, appelée vers le fond du Très vilain petit jardin. Là, caché derrière la vieille cabane, s’épanouissait le magnifique sureau en fleurs que je n’avais pas vu. J’ai cueilli une brassée de ses ombelles ; j’y ai enfoui mon visage pour cacher mes larmes, aspirant le délicat parfum qu’elles m’offraient. Je suis revenue vers la maison. Mon mari, un sourcil interrogatif, m’attendait sur le seuil. Retirant l’ombelle que j’avais à la bouche, je lui ai répondu : « Je savoure ! ».