Depuis notre déplacement au bord de la Seine et le spectacle épouvantable qu’elle y avait découvert, Didi n’était plus elle-même. Elle semblait brisée et la flamme qui l’animait jusque-là semblait s’être éteinte

Toutes mes tentatives pour la raccrocher à la vie s’avéraient vaines. Assise dans une bergère, un plaid sur les jambes, elle demeurait muette, le regard vide la plupart du temps.

La nourrir était fort compliquée, après trois bouchées elle refusait de continuer à s’alimenter ; si je faisais mine d’insister elle se mettait à pleurer et son état se détériorait. Pas lavée, pas coiffée, le dos voûté elle faisait désormais bien plus que son âge. On pouvait se demander où était passée la prof sexy qui faisait fantasmer ses étudiants.

Certains jours pourtant, elle retrouvait toute sa lucidité et nous pouvions parler librement, mais ils se faisaient de plus en plus rares et de plus en plus brefs. L’urgence se faisait donc de plus en plus pressante, je m’en rendais compte en particulier la nuit à la façon qu’elle avait de s’accrocher à moi. Toute absence de plus de quelques minutes provoquait des crises d’angoisse.

Au cours de ses rares moments de lucidité, nous évoquions les solutions possibles. Je n’étais pas dans son état parce que je devais m’occuper d’elle ; mais dans le fond, je ne valais guère mieux. Il m’était impossible de m’imaginer la perdre. Nous formions un binôme désormais indissociable pour le meilleur et pour le pire.

C’est pendant l’un de ces moments de lucidité qu’elle évoqua l’idée de partir loin, de se mettre à l’abri de cet état de désintégration de la société et de la ville, nous étions désormais enclins à comprendre que le mouvement actuel d’évolution de la planète avait fort peu de chances de pouvoir être freiné.

Si nous devions rester en vie quelque temps encore, n’était-il pas préférable de choisir le lieu, faute de savoir quand cette échéance se produirait. L’idée sembla nous ragaillardir et je me suis mise à y réfléchir sérieusement.

Les défis étaient nombreux : trouver un lieu dans lequel nous pourrions nous organiser une vie agréable faute d’être sécure, de s’y rendre, pour moi pas de problème, mais pour Didi la performance était sérieuse. Serait-elle transportable sur une longue distance, avec quels moyens de transport tout étant à l’arrêt ? trains, cars, cela semblait tenir du pari un peu fou. Pourtant, je me disais qu’il fallait que je trouve une solution avant que chez moi aussi le désir de vivre ne soit plus assez porteur. Elle a dû le sentir, car tout à coup ce projet sembla lui redonner un regain d’espoir. 

Le lieu fut trouvé assez rapidement, une maison au bord du Lot au lieu-dit Le port en face du village de Cinq-Cirq-Lapopie. Je connaissais cette maison pour y être allée en vacances avec mes parents, il y avait de cela bien des années. Un site isolé face au paysage grandiose du village de Cinq-Cirq-Lapopie.  Il ne semblait pas que le temps ait eu prise sur lui, ayant gardé la pureté de ses maisons anciennes, son église et en partie les restes de son château qui le soir au coucher de soleil se découpait sur le ciel rougissant en un décor fantasmagorique de toute beauté.

La question suivante fort importante à mes yeux était le véhicule, il fallait qu’il soit d’une certaine taille pour pouvoir emporter notre déménagement.

Il fallait donc procéder par ordre, qu’allions nous entasser dans notre radeau de naufragées. Je lui confiais cette préparation voulant me consacrer à la recherche d’un véhicule et, ce qui n’était pas le moindre problème, trouver et stocker du carburant.

Les véhicules il y en avait dans toutes les rues, laissés là à l’abandon faute de carburant, fallait-il encore qu’ils aient leurs clés de contact, une batterie en état d’actionner le démarreur et des pneus en bon état. En respectant toutes ces obligations, j'ai eu plus de difficultés que je ne le pensais, mais un fourgon Mercedes presque neuf ; logeable et confortable, à qui il ne manquait que de quoi l’abreuver m’attendait boulevard Raspail. L’affaire prenait corps, mais nous étions encore loin du départ.

Didi de son côté n’avait pas chômé, à tel point que ses prévisions auraient nécessité au moins un mini convoi de plusieurs véhicules pour mener à bien cette opération. Il fallut beaucoup de diplomatie pour l’amener à accepter des compromis, chaque renoncement lui déchirant le cœur. Elle me pria de la laisser seule pour effectuer ces ajustements. Pour finir ce n'étaient pas les galeries Lafayette, mais cela leur ressemblait beaucoup.

Désormais, c'est elle qui me demanda d’accélérer mes recherches de carburant, car elle craignait de ne pas tenir bien longtemps dans cette ambiance délétère.

C’est Estelle la secrétaire de la fac qui me tira d’affaire, nous ne nous voyions plus très souvent depuis que ma crise avait pris des dimensions aussi importantes. Je m’étais souvenue que quelqu’un dans sa famille travaillait dans un garage, ce fut notre sauveur, le départ était désormais envisageable.          

La traversée de Paris dévasté fut un crève-cœur, mais dans le même temps une libération. La capitale semblait avoir subi un incendie tant sa végétation semblait calcinée. Au point que nous n’avions pas envisagé qu’il puisse en être de même pour les campagnes que nous traverserions.

Nous avions décidé de ne pas prendre l’autoroute pour économiser le carburant, mais en courant le risque de rencontrer des coupe-jarrets. Pour nous prémunir j’avais embarqué un fusil de chasse, et de nombreuses cartouches de chevrotine, sans savoir si je serais capable de tirer sur un agresseur. Didi avait été terrorisée de me voir glisser l’arme derrière mon siège.

Le chargement ne fut pas une mince opération, mais nous en vînmes à bout avec beaucoup d’efforts et de courbatures.

  • Tu ne tirerais pas sur un être humain quand même ?
  • Et toi, crois-tu que si nous rencontrons des détrousseurs, il se feront galants devant deux dames, ne rêve pas !

Pour lui faire voir que j’étais bien décidée à me défendre,  je me suis arrêtée en rase campagne. L’expérience fut douloureuse, le recul de l’arme faillit me faire chuter et m’endolorit l’épaule. Me voyant déstabilisée, elle prit l’arme fit mine de viser et réalisa un tir de pro, me laissant ébahie.

Se trouver un rôle dans cet exode sembla lui redonner confiance en elle.

  • Toi, tu conduis ; j’assure la sécurité, d’accord ?
  • Pas de contestation, je ne savais pas que tu avais des antécédents de cow girl.

Nous pensions qu’une fois sorties de la banlieue nous retrouverions un peu de fraîcheur et de verdure, en fait il n’en fut rien, tout, et partout était grillé, pas le moindre brin d’herbe, pas un arbre avec des feuilles et tout le long de la route des kyrielles de véhicules abandonnés. On se serait cru dans la steppe africaine à la saison sèche, et dans la France des années quarante et de l’exode.

Par instants, se produisairnt de petits miracles, dans une déclivité on découvrait une sorte d’oasis de verdure, preuve qu’à cet endroit il y avait encore de l’eau. Cependant, ces situations étaient rares et disparaissaient immédiatement du paysage pour laisser place de nouveau à la steppe.

En préparant notre itinéraire, nous avions vu que ce voyage devait faire environ six cents kilomètres et durer sept ou huit heures. La vitesse adoptée pour économiser le carburant nous laissa très vite entrevoir qu’il faudrait beaucoup plus de temps et donc nous confronterait à l’obligation d’un arrêt. Dans une situation aussi périlleuse, il ne pouvait être question de rouler de nuit.

C’est à Châteauroux qu’épuisées par la chaleur nous décidâmes de faire une halte.

Entrées en marche arrière dans une impasse, le véhicule prêt à repartir, nous nous efforçâmes de dormir à tour de rôle. Le claquement brutal du fusil me réveilla en sursaut. Didi guettait le moindre mouvement prête à refaire feu.

Nous ne pouvions pas encore reprendre la route, la nuit était trop sombre, et bien entendu plus question de redormir. Dès que le soleil commença à percer, nous reprîmes notre route sans nous occuper de l’homme qu’elle avait touché et qui nous apostropha en levant un poing rageur à notre passage.

Il fallut encore une fois faire usage des chevrotines pour disperser un groupe qui avait l’intention de nous faire payer un droit de passage en carburant. À la vue de l’arme ils préférèrent aller se mettre à l’abri.

L’arrivée nous sembla féerique, la vallée du Lot étant encore relativement verte et le cours d’eau conséquent. La vue sur Cinq-Cirq depuis la maison avait de quoi faire rêver les plus récalcitrants, une pure merveille avec le soleil qui donnait aux pierres et aux tuiles une couleur mordorée.

La maison avait été enjolivée par mes souvenirs de jeunesse. Ce n’était qu’une petite maison de bateliers qui était restée dans son état primaire depuis sa construction mais nous n’en avion cure ; nous avions un toit sous lequel dormir.

Les premières semaines furent utilisées à découvrir notre nouvel environnement, un ruisseau coulait derrière la maison, peut-être était-il à l’origine de l’installation en ce lieu. En descendant jusqu’au Lot nous découvrîmes, fort étonnées, que dans les trous d’eau il y avait de nombreux poissons. Des poules se promenaient partout, mais réussir à en attraper se montra une joute épique.

Des jours et des semaines de retour à la nature vécus sans penser au temps qui passe et à ce qui se tramait pour le climat.

La maison était abritée des forts rayonnements solaires par deux chênes majestueux certainement fort anciens, pas avares de leur ombre. L’humeur et l’état physique de Didi continuaient de m’inquiéter. Mais elle mangeait bien et son sommeil se déroulait sans agitation et sans cri.

Nous étions conscientes des problèmes que nous devrions rencontrer dans les jours prochains ; pour l’alimentation il semblait qu’il serait bientôt fort compliqué de renouveler les provisions que nous avions descendues de Paris. Les poissons se raréfieraient dans les trous d’eau, car nous n’étions pas le seuls pêcheurs.

Même constat pour les animaux domestiques qui les premières semaines se promenaient dans les cours des maisons abandonnées.

Le ruisseau derrière la maison s’est tari nous obligeant à de nombreuses corvées pour s’approvisionner.  Il n’y avait pas d’électricité dans notre refuge et nous vivions comme les anciens dans les zones rurales. En visitant les maisons vides qui nous entouraient, nous eûmes la surprise d’en trouver une qui avait l’électricité et qu’en plus elle fonctionnait toujours.

Ce fut un poison, car nous pûmes nous connecter à internet et avoir des nouvelles du monde. Tout n’était que terreur et désolation, la rare protection que nous permettait notre isolement vola en éclats.

Et s’il n’y avait eu que cela, la sécheresse continuait de progresser au point qu’à un moment le feuillage de nos chênes se mit à blondir pour finir lui aussi calciné.

Il nous restait un bonheur au milieu de cette situation qui se complexifiait les couchers de soleil sur le village qui nous faisait face.

Ce soir-là le spectacle avait été grandiose le rougeoiement se poursuivit bien après la disparition du soleil, il semblait mouvant et progresser vers nous, au bout d’un moment c’est l’odeur qui nous alerta ; ce spectacle n’avait rien à voir avec le coucher de l’astre, mais un incendie gigantesque dévorait la rive sud du fleuve et rien ne nous permettait d’imaginer qu’il puisse s’y arrêter.

Didi s’était levée, les bras tendues vers le ciel comme si elle l’implorait, elle criait des incantations couvertes par le ronflement du brasier.

Je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui venait de se passer, elle s’est affaissée comme une marionnette dont on venait de couper les fils.

Quelques instants plus tard alors qu’il semblait que l’incendie ne traverserait pas la vallée et que seules quelques maisons de la périphérie du village s’étaient embrassées, elle ne répondit pas à mon appel.

Je me suis approchée, je me suis assise près d’elle, elle n’a pas réagi lorsque j’ai posé ma main sur son épaule. A cet instant j’ai compris que Didi était morte et que de nouveau j’étais seule au monde.

J’ai été chercher quelque chose pour la couvrir comme si je craignais qu’elle ne prenne froid. Je me suis allongée sur le sol, toute la nuit je l’ai bercée lui remémorant tous les bons instants passés ensemble, en lui décrivant la course de la lune dans le ciel.