Dans la quinzaine de jours qui suivirent, Sonia dormit beaucoup. Puis un matin, j’ai senti qu’un renouveau se faisait jour.

De petits signes se firent sentir, des sourires plus fréquents, le fait qu’elle se lève plus tôt chaque matin, qu’elle participe à nouveau aux tâches qui nous incombaient dans l’appartement. D’imperceptibles changements qui me ravirent le cœur.

Pourtant, le doute était toujours là, présent au creux de moi, ainsi je ne pouvais dormir plusieurs heures d’affilée sans que l’angoisse ne me réveille. Je touchais alors le lit à mes côtés, pour ne me rendormir qu’une fois avoir senti son corps tout chaud collé au mien. 

J’avais le sentiment d’être revenu au temps de mon l’adolescence chez mes parents, entre toutes leurs activités, ils élevaient des chats. Enfin, soyons précis des chats s’élevaient chez eux, et ils étaient à leur service, leur passant tous leurs caprices et turpitudes. Nous pouvions passer des heures à les observer, en particulier lorsqu’ils avaient des petits. Les voir jouer, se battre, tandis que la mère agitait la queue pour les attirer et les apaiser. Puis une fois épuisés quand ils venaient se coller contre son flanc le nez sur la mamelle et qu’ils s’endormaient tous en tétant. 

Notre relation ressemblait un peu à ça, sauf pour la tétée qui, ici était un peu une becquée, quand entre deux phases de sommeil je lui faisais avaler un peu de nourriture à la petite cuillère.

Je l’avais baptisée « Behen», petite sœur en hindi en retour, elle me nommait « Didi » grande sœur.

Une nuit, je me suis éveillée, elle n’était plus là, les crises d’angoisse sont revenues. Pourtant, le matin, au réveil, elle dormait à poings fermés contre mon corps. Je la prenais dans mes bras en la serrant très fort, au point qu’elle finissait par ouvrir les yeux en grommelant que je lui faisais mal, et nous éclations de rire.

Ces absences de la nuit se répétaient avec une régularité sans faille et comme elle ne m’en parlait pas je n’osais l’interroger

***

J’étais bien consciente que mes absences étaient de nature à l’inquiéter, c’était notre sort désormais, l’une ne pouvant vivre sans l’autre, tant nous étions dans l’interdépendance. 

Moi j’avais besoin d’elle pour me sauver de mon désert affectif, il me poussait à me détruire pour faire cesser la brûlure qui me dévorait.

Elle, de son côté, serait très vite morte de faim et de peur, incapable qu’elle était de trouver de quoi s’alimenter et se défendre.

Elle avait voulu voir le spectacle de la Seine asséchée pensant que je forçais mon récit, tout au long du chemin, elle n’avait pas lâché mon bras craignant à chaque instant d’être agressée. J’ai eu peur un instant de la voir s’évanouir tant le spectacle qui nous était offert avait de quoi vous suffoquer.

Il faut reconnaître que la situation s’était aggravée, cette fois, il n’y avait plus du tout d’eau. Les puanteurs atteignaient la limite du supportable et tous ces corps démembrés par les chiens ou autres animaux vous menaient aux limites de la folie. Sur le chemin du retour la chaleur était très éprouvante, la couleur du ciel se paraît de rouge dans différentes nuances, vous faisant penser que toute la ville flambait.

Elle avait marché à mon côté, se cramponnant à mon bras en fermant les yeux dont les larmes coulaient à flot.

En rentrant je l’avais installée sur le canapé lui tenant la main jusqu’à ce qu’elle s’apaise. Les rôles s’inversaient j’étais devenue la maman chatte, je suis donc allée nous préparer du thé et quelques restes de Petits beurres.

Jusque-là je ne lui avais pas raconté mes évasions nocturnes et la raison de ces sorties. C’est que moi-même je n’y voyais pas encore très clair. 

Une nuit je m’étais éveillée et sans plus de réflexion j’étais partie m’installer dans un coin obscur de ce jardin du Vert-Galant. Enfin, de ce qui avait été un jardin. Désormais, les arbres et arbustes étaient secs, sans aucune feuille ou fleur. Ce qui avait été une pelouse s’était transformée en tapis de coco, il aurait suffi d’une étincelle pour que ce petit territoire se transformât en braseros, le tout sous le regard éternel d’Henri IV perché sur sa monture.

Assise dans l’ombre, j’avais attendu qu’il se produise quelque chose, quoi, je ne sais pas, un bruit une présence, une parole, aux premières lueurs du jour j’étais rentrée à l’appartement en colère et au bord des larmes. A quoi bon m’inciter à me rendre dans ce lieu si c’était pour qu’il ne s’y passât rien.

Jour après jour la scène s’était reproduite, je passais la nuit gelée, recroquevillée dans l’ombre craignant à chaque instant de me faire agresser. Pour me protéger je m’étais munie d’une barre de fer qui ne me quittait pas. Je ne comprenais pas et cette incompréhension et la colère qui en découlait m’enlevait toute capacité d’analyse et de discernement. Après chaque déplacement, j'entreprenais de décortiquer l’échec de la veille pour essayer de progresser. Pourquoi ce silence, qui devait me parler et m’aider à comprendre, et si c’était bien de cela dont il était question pourquoi ce silence et ce temps perdu ???

Après le quatrième jour, j’ai commencé à penser qu’il devait s’agir de ma mère et de ma filiation. Alors de retour à l’appartement j’ai repris tous les documents en ma possession et je les ai relus, sans y trouver de pistes nouvelles, sans que rien m'éveille l’esprit, ou me donne une piste pour identifier mon père biologique !

Je me donnais l’impression de me rendre à des réunions de spirites qui faisaient tourner les tables et qui, en se concentrant prétendaient parvenir à dialoguer avec les morts.

Dans le square, il n’y avait pas de table et personne à qui tenir la main pour attirer les esprits. Je me suis surprise à chanter « C’est le petit bout de la queue du chat qui nous électrise ».

Mais mon cerveau, tel le Groenland commençait à se dégeler, et les associations et les idées à surgir et surnager.

Je commençais à comprendre qu’il n’y avait personne à attendre en ce lieu, si ce n’est moi, on dit souvent que c’est celui qui pose la question qui est porteur de la réponse.

J’aurais pourtant aimé pouvoir entrer en dialogue avec cette mère mutique si elle en avait la possibilité, et la volonté, qu’on se raconte enfin ce que l’on avait tu.

Je ne réinventais pas ma mère, par touches successives je la découvrais, je n’avais rien à commenter, simplement comprendre ce qu’avait été sa vie.

***  

Quand on est ado, on a le sentiment que pour les adultes tout est simple ; que leur vie est faite. Mais la vie, c'est le paradigme de la complexité.

L’enfance, les études, la découverte du corps le sien et celui de l’autre réunis dans la sexualité, enfin tout ce qui vous tombe dessus et qu’il vous faut avaler. Ces composantes indispensables pour se positionner dans le monde, en particulier dans la société, comme le monde du travail. Pour être honnête pour mes amies et moi, ce futur professionnel n’était pas notre préoccupation première. Cependant, il était dans les obsessions de nos parents qui veillaient sur notre avenir intellectuel, physique ce qui veut dire sexuel. Ils ne nous proposaient pas la pilule (ça ne l’intéresserait pas) mais ils devaient penser que cette menace latente nous ferait tenir tranquille. Pour ce qui est de mon cas, et dans mon cas mon physique ingrat ferait le reste, il n’y avait rien de plus vrai.

D’où mon coup d’État post bac, et encore à cet instant ne connaissais-je pas tous les aspects cachés de leur histoire.

En reprenant les éléments que je connaissais, et les réexaminant un par un en me posant la question de savoir ce qu’ils changeaient ou avaient changé au fil de mon histoire, me permit de relativiser l’impact de certains ou de réévaluer le rôle de certains autres.

Je pensais nos vies comme les schémas d’enroulement de l’ADN et de l’ARN une sorte d’imbrication presque fusionnelle. Il y avait de ça ; mais il y avait aussi la part exclusive de chacun. Les fameux talents de la parabole entendus dans mon enfance, qui nous rappelle que chacun d’entre-nous est d’une certaine façon responsable de son destin. Qu’au-delà sa famille il devra nouer des liens, voir s’imbriquer dans la vie d’autres familles, d’autres personnes, d’autres groupes.

Ainsi mes parents avaient mené leur vie, comme ils avaient pu et qu’ils n’étaient pas de mon domaine de porter un jugement sur leurs réussites et leurs échecs.

J’avais mis près de trois semaines pour en arriver là, mais j’avais beaucoup progressé et mon souffle commençait à s’apaiser.

 

                                                          ***  

 

  • Elle doit être par là elle vient tous les soirs, elle nous cherche, elle va nous trouver. Longe, l’autre berge, moi je continue de ce côté.
  • Si tu trouves, tu m’appelles !
  • Promis, pas de soucis, on va la choper.

Je me doutais que ce genre de situation pouvait se produire, mais on le sait sans y croire. Je tenais solidement mon morceau de métal dans la main, bien décidée à vendre chèrement ma peau.

Ils parlaient d’une bouche pâteuse, signe qu’ils avaient bien bu, cela ne signifiait en rien qu’ils soient moins dangereux. Ils auraient dû se taire, là on les entendait venir et vu qu’ils s’étaient séparés, ils se montraient moins dangereux.

Se taire, ne prendre aucun risque, j’ai senti sa main se poser sur mon bras comme une serre de rapace, plus malin que prévu, il m’avait trouvée. Je n’avais pas les moyens de me battre avec un homme décidé à abuser de moi. 

Cette fois encore j’ai anticipé, devinant à peu près où était sa jambe, j'ai tapé espérant lui briser la rotule.

  • Attention, elle est armée, elle a dû me péter quelque chose, fonce avant qu’elle se tire !

Je n’ai pas attendu qu’il soit sur moi, je me suis précipitée dans la direction d’où était venue la réponse. Surpris pas ma manœuvre, empêtré dans les herbes folles et les branchages, il n’a même pas eu le temps de lever les bras. La barre le cueillit sur le côté gauche de la tête, un bruit mat et une chute sans un cri.

J'ai raconté cet épisode à DIDI que bien plus tard, ses yeux se sont agrandis.

  • Toi alors, tu ne paies pas de mine, mais on a intérêt à se tenir à l’écart.

En réalité ce qui m’effraya ce fut de prendre conscience que d’une certaine façon j’étais devenu comme eux, prête à tout, même à tuer l’un de mes congénères.

Dans le même temps, je me consolais en me disant que dans les circonstances actuelles l’instinct guerrier devait nous permettre de rester en vie Didi et moi.

Mais que devenait dans tout cela, l’instinct de vie s’il fallait payer ce prix !