Mon père est mort. Il était banquier. Enfin il travaillait dans une banque et, petite, je l'imaginais assis sur un tas de pièces d'or comme l'oncle Picsou. J'aurais aimé faire comme lui mais j'avais un frère aîné et mon père voulait qu'il étudie l'économie. Le domaine de la finance, c'était pour les hommes, pour moi, il pensait que je devais faire du social. Mon frère a échoué dans ses études et moi je suis tutrice, c'est à dire que suis chargée de veiller sur des incapables majeurs et en particulier de gérer leurs biens. J'aime mon métier, c'est pour moi une revanche car je fais du social et de l'économie. Parfois je dois administrer des petites fortunes mais, il est vrai que le plus souvent il s'agit de petites pensions d'invalidité ou des allocations d'adultes handicapés.

 

Madame de XX-Y.. , (je me dois de respecter l'anonymat) est une personne intelligente, cultivée, délicate et fragile. Bien que sa tutrice, j'ai établi avec elle une relation cordiale et de confiance. Pour moi, professionnellement c'est une situation très intéressante : elle a plusieurs placements, des maisons en location, ma mission est de la protéger d'achats inconsidérés. Elle a pu, en un jour, dépenser dix fois mon salaire et parfois, au contraire, elle laisse tout à l'abandon, ne surveille plus son courrier, ne réglait plus ses factures et elle se retrouvait dans des situations compliquées. Je dois suivre ses placements m'assurer que ses loyers lui sont bien versés, autrement dit, il m'appartient de gérer tout un patrimoine. Parfois, je l'accompagne pour faire des achats, nous partageons alors des moments très agréables. J'ai appris à la connaître et je sais maintenant quand son humeur peut basculer. Elle accepte alors que je lui prenne une rendez-vous auprès de son médecin psychiatre.

 

Tout à fait à l'opposé, Éric est un de mes protégés pour qui j'éprouve une certaine compassion même si notre relation reste très limitée. Tous les lundis, lorsque je lui rends visite, il s'adresse à moi comme si j'étais un distributeur de billets. Je trouve son histoire dramatique, je crois que personne ne s'est véritablement intéressé à lui.  Et là, je suis la seule qui s'occupe de lui, la seule personne à qui il parle régulièrement. Je l'appelle mon zigoto, tant il est étrange. J'ai lu dans son dossier qu'il était né par hasard à la suite d'un viol. À trois ans, ses pleurs, sa maigreur et sa tenue négligée et plus que sale ont entrainé un signalement à l'ASE. Il a toujours été un enfant bizarre, solitaire, en échec scolaire. Placé en famille d'accueil, on le laissait tranquille pour ne pas provoquer ses colères. Mais à l'adolescence, il a été hospitalisé en psychiatrie, en raison d'un état délirant avec hallucinations. Au bout de dix ans, ce placement a pris fin, sans que son état se soit amélioré. C'est à ce moment-là que je suis intervenue dans sa vie. Je devais prendre le relais. Je lui ai trouvé une petite chambre, avec un coin toilette, dans le quartier de la gare qu'il m'a fallu meubler sommairement : une petite table avec une plaque électrique, un peu de vaisselle, un matelas posé sur le sol, une chaise et j'avais déjà dépensé sa fortune. Je passe le voir tous les lundis, l'aide à remettre un peu d'ordre, lui apporte quelques courses, du pain de la confiture quelques boites de conserves et une petite somme d'argent. En réalité, il vit de rien, de ce qu'il trouve, de ce qu'on lui donne après avoir bu deux jours de suite la petite somme que je lui ai donnée. J'avais pensé qu'il allait être accueilli en hôpital de jour, participer à des activités. Tous ces projets que j'avais, péniblement, réussi à mettre en place ont échoué. Il m'est arrivé plusieurs fois de le rencontrer dans la gare, tout débraillé, mal rasé, les cheveux en bataille, faisant la manche. Je l'ai vu fouillant dans les sacoches de vélo ou de scooter qui sont devant la gare. Ou bien il interpelle les voyageurs leur demandant un ou deux euros. Il lui est arrivé de s'adresser à moi, machinalement, sans me reconnaître. Il se montre totalement indifférent, si on lui donne une pièce il la prend sans remercier si on lui refuse il poursuit son chemin parlant fort, agitant les bras. Je n'ai jamais pu comprendre ce qu'il disait. S'il a obtenu quelques euros, il se dirige vers La Mie Câline, demande un café ou un croissant. Il est connu et on le sert sans attendre afin qu'il s'éloigne le plus rapidement possible. Place du marché, il connait la boutique de chez Elina. Cette boulangerie invite ses clients à payer deux baguettes pour le prix d'une. C'est ce qu'ils appellent une baguette suspendue qu'ils offrent à un nécessiteux. Je l'ai croisé descendant la Grand Rue, déambulant de droite à gauche, toujours demandant un ou deux euros aux passants qu'il croise. Il fouille dans les poubelles ou bien les envoie promener en leur donnant une coup de pied, toujours en criant fort. Il fait peur, les passants s'écartent, car il est impressionnant avec sa démarche saccadée qui s'accompagne d'un balancement du corps de droite à gauche, ou d'avant en arrière. Il n'en a pas conscience, mais les enfants, en le voyant, s’accrochent aux jambes leur mère. Parfois il mouline avec ses bras, on dirait un épouvantail articulé. Tous les jours sont semblables, il déambule sans but. Je le vois par tous les temps, peu soucieux de la météo. S'il pleut, il peut s'abriter sous un porche d'un immeuble, mais, généralement il se fait vite renvoyer et repart indifférent à la pluie, au regard des autres... Il n'a pas de montre, pas d'heure fixe pour manger mais à midi, s'il voit des personnes sur les terrasses de café il passe entre les tables toujours pour quémander un ou deux euros. Peu lui importent les refus, il rentre dans le café et ressort rapidement suivi par la serveuse menaçante. Indifférent au froid, il s'allonge sur un banc public. Peu après, il se relève, se gratte la tête, se frotte les yeux, remonte son pantalon et reprend sa marche, sa tête dodeline au rythme de ses pas. Si, subitement il ressent l'envie d'uriner, il se colle le long d'une haie et se soulage. Si une voisine ou un passant le voit, il le traite de voyou, de malpropre. Menacé il fout le camp sans prendre le temps de terminer, il rentre le tout dans son pantalon, qui finira bien par sécher.

 

Comme d'habitude, le lundi je suis allée chez mon zigoto mais personne ne répond à mon appel. Ayant un double des clefs, je me risque à ouvrir. Stupeur, j'étouffe un cri et retiens une envie de vomir tant l'odeur est insoutenable. Le zigoto est là, étendu, inanimé à moitié dénudé et enroulé dans sa couverture. Décédé seul, depuis quand ? Alcool ? Médicaments ? Un AVC ?

 

Le soir, cherchant un peu de repos, je ne peux m'empêcher de penser à mon zigoto : c'est quand même terrible, il n'y a que moi, qui m'en suis préoccupée et je suis la seule à devoir assumer des démarches administratives, les obsèques. Bouleversée, je pense ça va me revenir cette nuit. Le lendemain, la première idée qui me vient est : surtout pas d'incinération, lui qui a passé sa vie à errer ne doit pas partir en fumée, on ne va pas encore disperser ses cendres. Il a droit à un vrai enterrement, il aura une place avec une plaque et son nom écrit au-dessus.