En ce temps-là, je fréquentais assidûment les Puces de Saint Ouen, porte de Clignancourt à Paris, en France. J’y faisais de la recherche.  Muni d’une sacoche militaire où l’on pouvait glisser aisément une trentaine de disques noirs et plus la sacoche s’alourdissait plus j’étais content.

 

La recherche consistait à chiner et découvrir les pièces rares qui manquaient à ma collection et contenter la collectionnite aiguë qui allait jusqu’à me submerger, en ce temps-là. L’endroit était propice car les disquaires locaux proposaient tout un florilège d’albums d’occasion permettant de satisfaire les addictions des gars de mon espèce.

 

Bien que l’addiction puisse dévorer et engloutir l’amateur de galettes noires, il importait tout de même de se sustenter et la récréation sublime était de déjeuner au « Le Temps des Puces » bar et restaurant du côté du marché Malik. 

Mais attention, il convenait de se pointer tôt pour le repas car la réputation du lieu attirait le chaland qu’il soit du quartier ou touriste en mal d’exotisme.

 

Donc à midi pétante, spaghettis bolognaise, spécialité de la maison. Comme toujours dans la salle du fonds quelques types au faciès de tueurs, émules de Django et disciples de Crolla, font tourner des valses manouches, ce jour-là c’est accordéon, guitare et litre de rouge posé au sol entre les deux chaises. Flacon que les deux musiciens se partagent, au goulot, entre chaque morceau interprété. Vision quelque peu surréaliste. J’imagine, là, le salaire des deux énergumènes fort doués au demeurant. 

 

Pour déjeuner dans un calme plus relatif vu le monde du coup de feu de midi, j’ai mes habitudes dans la salle qui donne sur le marché et qui vient atténuer le niveau sonore de la musique des deux manouches.

 

À peine installé, arrive une équipe de cinq ou six hauts parleurs qui accompagnent un grand noir qui, lui, ne dit rien.

 

« C’est sûr, ils viennent pour le repas et vont perturber l’ambiance des « Puces ».

 

Ça n’a pas manqué, ils virevoltent autour du black silencieux, l’inondent de questions et sollicitations. Il y en a même un qui n’arrête pas de le photographier. Tout ce groupe, concentre l’attention des clients avec une pointe d’agacement.

« Déjà manger en musique, ce n’est pas facile pour moi mais dans le brouhaha des hauts parleurs mal élevés, c’est trop ».

 

 À donner du « Jimi » à tout bout de champ à ce grand noir silencieux, je comprends rapidement qu’il s’agit d’un artiste américain, guitariste de surcroît venu, récemment, faire carrière en Grande Bretagne et qui va donner des concerts en France.

Je comprends doublement car, il n’y a pas si longtemps, j’ai acheté, ce qu’on appelait à l’époque, un 45 tours. Je le reconnais, il posait sur la photo de couverture de ce disque.

 

C’est une vedette et toute la bande d’excités doit être des chargés de com’ ou agents de promotion de maisons de disques. Je vois là aussi ce qu’on appelle les parasites qui viennent chercher un peu de la gloire des vedettes ou célébrités à leurs dépends.

Même si la musique est bonne, à côté, dans la salle du fond et même si les spaghettis répondent à leur réputation, le spectacle est dans la salle et l’artiste va finir par manquer d’air, d’autant qu’apparemment, il ne comprend que l’américain. Il s’en sort qu’en disant un « yes » imperceptible à toute demande.

Cela devient comique mais ne gâche en rien les délicieux spaghettis.

 

Subitement avec la vedette on échange un regard qui se faufile dans les interstices du buisson de bras et jambes de ce groupe virevoltant, il lorgne sur mon assiette de spaghettis, me regarde encore, lance un clin d’œil complice et d’un seul coup, je vois toute l’histoire de ce musicien américain de couleur :

 

Je m’appelle Jimi, je suis américain et noir. Mon père quand j’étais plus jeune m’a dit « fils, tu es moitié indien par ta mère et moitié noir par ton père, c’est pas la meilleure couleur pour s’en sortir dans ce pays alors quand ce sera ton tour, saisis ta chance ».

Voilà pourquoi je suis en Europe, un Anglais, musicien comme moi, est venu me dire que j’avais du talent, qu’il allait faire de moi une vedette et que je gagnerais plein de fric. Comme je n’avais rien à perdre, je l’ai suivi.

Je n’ai même pas emmené ma guitare il m’a dit qu’il y avait tout ce qu’il fallait chez lui, à Londres alors j’ai laissé mon instrument chez Leah, elle le mettra au clou en cas de besoin. Je n’ai rien à perdre, à part mes amis, Randy et Michael Bloomfield qui aurait pu devenir mon meilleur pote et me faire rencontrer Monsieur Dylan, un de mes héros.

Jouer de la guitare m’a permis de manger et parcourir tous les États-Unis. La vie était dure, j’ai été humilié dans le sud du pays, la couleur de ma peau m’a interdit mille lieux réservés aux blancs. Je n’avais pas le droit de regarder une femme blanche dans les yeux. Une fois mon employeur, une vedette du Rythm and Blues a jeté ma guitare par la fenêtre du bus et m’a viré illico prétextant que je lui avais fait de l’ombre sur scène. J’ai trouvé la paix à New York et à Greenwich Village, les gens sont plus tolérants mais ce sont toujours des galères de fric, de logements, d’organisateurs qui se défilent avec la caisse au moment de payer les artistes et je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû laisser ma guitare au prêteur sur gages.

Me voilà à Paris pour une série de concerts, je suis mieux traité qu’aux USA mais personne ne me demande si je veux souffler, respirer un peu et prendre un peu de bon temps. J’étais à peine descendu de l’avion à Londres qu’on m’a propulsé sur une scène pour une session avec une fine lame de la guitare britannique.

Me voilà à Paris, que me veulent tous ces gens alors que je voudrais juste une platée de pâtes comme le mec là-bas et aller faire du gringue aux deux blondes qui sont accoudées au bar ?

J’aimerai aller partager le repas de ce Français, on parlera de science-fiction, mon dada et je prendrai enfin mon temps. J’ai peur qu’on exploite le talent qu’on me prête ici. En dehors de la scène je suis timide et je ne sais pas dire non. J’ai trop entendu « les négros, c’est fait pour obéir ». 

 

Ah ! C’est un sandwich, pas de repas alors.

 

Toute la bande est ressortie du « Temps des Puces » un sac rempli de sandwichs en bout de bras, le fameux Jimi m’a fait, discrètement, un signe de la main, imitant le V de la victoire et tout ce petit monde bruyant a disparu.

Le soir même, il mit le feu dans une des plus belles salles parisiennes. Le météore dura 4 ans avant l’explosion en vol, je ne vais plus aux puces de Saint Ouen, la collectionnite m’a quitté. J’ai vu, plus tard les photos au sandwich. 

 

50 ans après il arrive rarement que la musique de James Allen Hendrix tourne sur le phono mais je n’ai jamais oublié cette parenthèse du temps des puces.