J’ai voulu parler, elle a posé un doigt sur ma bouche m’intimant le silence. Puis elle est allée chercher une couverture, une douceur dont j’avais été privée durant ces journées d’enfer. Elle a glissé un coussin sous ma tête et m’a dit : 

  •  Dors encore un peu, je vais te préparer un café !

Des mots simples, des gestes tendres, du silence, de la douceur et de la chaleur que pouvais-je demander de plus.

***

De retour dans la cuisine, je me relâche un peu, le choc ressenti lorsque je l’ai découverte sur le canapé me laisse sans voix. Ce qui m’a frappé d’emblée, c'est son visage marqué, ses traits crispés, sans parler de son état de saleté et l’odeur nauséabonde qu’elle dégageait. On aurait dit qu’elle s’était roulée dans les immondices, sans le savoir je n’étais pas loin de la vérité. J’ai serré mes mains contre ma poitrine pour apaiser leurs tremblements et prendre le temps de respirer, on ne peut rester en apnée très longtemps, car le cerveau a besoin d’oxygène pour continuer de fonctionner.

Ce retour, je me demandais ce qu’il signifiait ; un retour, juste un passage, une détresse immense et que sais-je encore, et puis ça n’était pas la première fois !

En fait, je ne tenais pas tant que ça à savoir de quoi il retournait de peur que la réponse ne m’apporte que des désagréments. 

Elle n’était pas mienne, seuls les aléas de la vie l’avaient menée chez moi, sans compter son inexplicable capacité à se déplacer et pénétrer là où elle le voulait qui me fascinait tout en me mettant mal à l’aise.

D’une certaine façon, nous n’étions que deux survivantes dans un univers en perdition. Entre nous il y avait un lien, le sanskrit, lien étrange et extraordinaire, ses explications sur le choix qu’elle en avait effectué pour devenir une femme libre me laissaient sans voix. Depuis qu’elle s’était confiée à moi je m’interrogeais sur les motivations de mes étudiants, chose que je n’avais jamais faite auparavant.

Bouge-toi, tu lui annonces un café et tu restes là à gamberger. Café, café, ce sera beaucoup dire, juste un pâle jus de chicorée, il n’y a que l’intention qui compte.

En fait, à mon retour, elle dort profondément et je n’ai pas le courage de la réveiller. Je m’assois dans un fauteuil à côté du canapé, tire un morceau de couverture sur mes jambes et je bois à petites gorgées ma chicorée tiédasse.

En définitive nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, lorsque l’une veille l’autre dort et réciproquement, j’ai fini par m’endormir moi aussi, la chicorée s’est répandue sur mes jambes, mais je n’ose bouger, car elle n’est plus là, envolée.

Tout à coup, je l’entends, qui parle dans la pièce à côté d’une voix détimbrée comme la voix synthétique des ordinateurs. J’entre sans faire de bruit, elle me tourne le dos assise devant son écran.

Elle a construit un schéma sur lequel elle positionne les personnes qu’elle connaît. Tout d’abord ceux qui, me semble-t-il, représentent sa famille, puis d’autres personnes dont il n’est pas possible de deviner le rapport qu’elles peuvent avoir avec elle. 

Amis, étudiants avec lesquels elle a travaillé, son amoureux, ses rencontres qui ont compté, que sais-je encore.

Elle a dressé la liste de leurs noms et prénoms, elle ne m’a pas entendu entrer et continue donc son monologue.

  • Les portes se sont ouvertes désormais il m’est possible de vous nommer, cela peut vous paraître étrange, mais avant je ne le pouvais pas.

Elle change de ton de voix selon qu’elle affirme quelque chose ou qu’on lui pose des questions, elle joue les deux rôles. Son ordinateur fonctionne comme un partenaire.

Je me suis avancée pour contourner la table, voulant vérifier ce que j’imagine. En effet, elle n’est pas dans son état normal, enfin celui que je lui connais. Elle a les yeux fermés, le visage inexpressif, sa voix, saccadée aux consonances métalliques, jaillit de ses lèvres pincées, une sorte de robot.

Cela n’empêche pas ses doigts de courir sur le clavier à une vitesse stupéfiante. Elle ne s’adresse pas à son ordinateur, mais aux personnes dont elle inscrit les noms dans l’organigramme qu’elle a élaboré.

J’avais déjà assisté à des séances de travail qui ressemblaient à ça, c’était à l’université, où l’un de mes collègues qui effectuait des recherches sur l’hypnose nous demandait quelquefois de lui servir de cobaye.

Mais ici, l’intensité était toute autre, tout son corps semblait ne former qu’un bloc, seuls ses doigts et sa voix permettaient de comprendre qu’elle était vivante. Parfois ses paupières s’agitaient, comme lorsqu’une personne qui dort entre dans une phase de rêve. Il arrivait que ses paupières s’ouvrent, dévoilant des yeux révulsés et blancs.

Comment s’était-elle retrouvée dans cette situation ? Je savais bien qu’il existait des techniques d’autohypnose, mais je n’avais jamais eu l’occasion de le vérifier par moi-même.

Munie d’une feuille de papier et d’un crayon, je relève rapidement la liste qu’elle a établie.

Mère : Armelle

Père : Baptiste et X, pourquoi ?

Elle : Sonia, son frère : Laurent, elle ne parle pas des autres

Son premier homme : Loïc que dis-je l’homme !

Une amie de fac : Estelle, Le garçon devant la fac à qui elle a donné son téléphone, Il ou lui. Une sorte de fantasme de l’homme !

Professeur de Sanskrit : Ermelinda (j’ajoute à côté Sauget mon nom de famille).

Son violeur : Roland et une liste de prénoms correspondant certainement aux habitants de son immeuble.

Et puis Jean Mermoz, je me demande bien ce qu’il vient faire là, il faudra lui poser la question.

Je ne suis pas certaine qu’elle serait très heureuse de savoir que j’ai vu cette liste et que je l’ai notée. D’un autre côté cela me rassure elle n’est pas un esprit, un robot mais une jeune femme comme les autres.

Doucement, j’ai retiré le casque qui couvre ses oreilles, elle balbutie quelques mots, n’oppose aucune résistance quand je lui prends la main pour qu’elle vienne se coucher. Les premières minutes elle reste crispée et raide puis tout à coup elle se détend pour venir se blottir contre mon flanc.

Au matin je l’ai retrouvée en boule sur le canapé, mais un stock de nourriture trônait sur la table de la cuisine.

Je l’ai remerciée, sans qu’elle fasse mine de s’en apercevoir, j’avais envie de l’interroger sur la scène à laquelle j’avais assisté cette nuit, sans savoir comment j’allais pouvoir aborder la question.

Sur ce, elle s’est mise à parler sans qu’un seul instant j’aie pu imaginer qu’elle allait pouvoir monologuer pendant des heures.

Il aurait été nécessaire que je puisse mettre un enregistreur en marche tant le flot de ses paroles était important et qu’il était impossible de tout saisir, car elle marmonnait. Je me suis astreinte à l’immobilité parfaite et au silence le plus profond pour ne pas couper le fil de sa pensée.

On sait combien il est fragile ce fil et toute intervention de ma part aurait pu avoir un effet néfaste sur son déroulement.

À aucun moment elle ne s’est adressée directement à moi, elle parlait en fixant le mur devant elle comme un réservoir qui se vide.

Quand cette narration a été tarie elle s’est levée et elle est retournée se mettre en boule sur le canapé pour s’assoupir instantanément.

Je me suis jetée sur un bloc et j’y ai noté tout ce dont je pouvais me souvenir. 

Le récit de sa lecture des dossiers de sa mère : Le premier concernait le divorce de ses parents, c’est ce divorce qui les avait amenés à quitter leur l’appartement. Le précédent étant l’appartement familial de leur père, ce dernier avait tenu à le garder et leur avait fourni cet appartement dans lequel elle avait trouvé ces dossiers.

De là découlait toute une série de questions, divorce on peut comprendre avait-elle dit, mais pourquoi ce silence envers eux les enfants.

Toute cette mise en scène du père toujours en déplacement qui passait en coup de vent. On le voyait le soir tard et le matin il était toujours reparti ?

Ils n’avaient pas été capables de couper définitivement les liens d’où cette mascarade, ce semblant de vie bien orchestrée.

Le second dossier concernait les questions financières, elle avait failli ne pas le récupérer pensant qu’il n’y avait rien à y découvrir, juste les conflits entre anciens époux sur la somme que leur père devait verser chaque mois comme pension alimentaire. 

Et c’est là au milieu de tout un fatras de bordereaux qu’elle avait trouvé un extrait de naissance la concernant, eh oui, elle, la petite dernière.

Le reste du dossier contenait les échanges au vitriol qui avaient suivi cette naissance. Celui qu’elle prenait pour son père refusant désormais de verser une pension alimentaire à une femme qui avait eu un enfant avec un autre homme venu s’installer dans sa vie.

L’extrait de naissance du dossier indiquait née de père inconnu ! un comble, une déchirure, un voile noir sur une partie de sa vie. 

Elle ne savait pas tout cela, mais elle avait tenu à se placer dans une position inexpugnable, l’université et le sanskrit se protégeant ainsi de la tourmente.

D’un seul coup ; elle avait perdu le sens de l’orientation, le Nord, le Sud… tout avait le même goût, la même odeur, les vents des horizons avaient déferlé, une vague haute comme les immeubles du quartier l’avaient submergé emportant une grande part de ses souvenirs.

Il fallait à tout prix qu’elle réussisse à accrocher ses doigts, en fait sa vie, à quelque chose, quelqu’un qui la rassure, qui l’empêche de se laisser couler.

C’est ainsi qu’elle m’était revenue plus morte que vive et que les lendemains seraient certainement bien difficiles à négocier.