Et ils se tenaient face à l’océan sur la plus haute tour de cristal, contemplant la splendeur rougeoyante du soleil couchant sur le déroulement infini des vagues. Les fenêtres des tours environnantes reflétaient en milliers de diamants le scintillement de l’océan. 

Alyx entoura de son bras la taille de sa bien-aimée et l’attirant vers lui tendrement, il déposa un baiser sur ses lèvres palpitantes et lui demanda :

 - Alors heureuse ? 

 - Oh ! oui soupira-t-elle en posant sa tête sur l’épaule de celui qu’elle aimait. Comment ne le serais-je pas ? Nous sommes enfin réunis après tant d’épreuves. Nous allons vivre ensemble désormais dans notre cité radieuse. Nous vivrons dans la paix et le bonheur, à tout jamais. 

Alors les puissances de la nature venues du ciel et de l’horizon semblèrent s’unir pour bénir leur amour. Alyx et sa belle prêtresse se redressèrent, ils ne se regardaient pas l’un l’autre mais regardaient ensemble dans la même direction, vers les îles qui disparaissaient progressivement dans la brume dorée et le roulement des vagues.

Le clic de la souris s’arrête. Le point final est posé. Elle étire ses doigts endoloris, son dos voûté. Quelle prose magnifique pour exalter une histoire d’amour sublime ! « J’y suis encore arrivée cette fois-ci », se dit-elle. Malgré le succès toujours renouvelé, elle doute, obligée de rassembler toute son énergie pour trouver la force de continuer. Un peu plus difficile chaque jour ! « Des phrases courtes ma chérie, lui conseillait son père. Sujet, verbe, complément, sinon tu fatigues ton lecteur avec tes subordonnées en cascades. Vous les femmes, vous compliquez toujours les choses. Et puis n’est pas Proust qui veut. »

Les tensions dans son corps douloureux se relâchent et elle s’abandonne à la satisfaction. Elle calibre le nombre de mots, enregistre le fichier sur sa vieille clé qu’elle garde précieusement – on ne sait jamais, les réseaux fonctionnent si mal désormais. Impatiente et heureuse, elle envoie le fichier contenant sa nouvelle au secrétariat de la revue XAY. Qui sait, elle, Anne Ysé Xaintès sera peut-être encore l’élue du Prix prestigieux couronnant la meilleure nouvelle de l’année. 

Il est presque midi lorsque Adèle Yageau accélère le pas dans la rue silencieuse par crainte d’arriver en retard au bureau. Pas question de faire attendre la rédaction. Elle porte son petit tailleur en tweed simili Chanel dont elle serre le col d’une main manucurée pour se protéger du froid. Malgré ses jambes lourdes et douloureuses, elle porte des talons aiguilles qui la déséquilibrent. Pas question de se laisser aller. Elle est une secrétaire modèle, appréciée de tous et veut continuer à l’être. Les périodes de sécheresse suivies d’inondations ont provoqué des effondrements de terrain dans la ville, créant des brèches dans les murs, creusant les rues de profondes ornières. Elle peste : pourquoi un tel laisser-aller ? que font les Ponts et Chaussées ?  À chaque fois elle manque de tomber et de se perdre car elle n’a pas le sens de l’orientation. Elle en est persuadée. On le lui a toujours dit. Elle n’a pas appris à lire une carte et les GPS d’autrefois ne fonctionnent plus. Elle sait qu’Anne Ysé Xaintès a envoyé un texte du jour et que rien ne doit arrêter sa publication. C’est beaucoup d’argent en jeu.

Adèle est fan de Xaintès. « J’y suis encore arrivée cette fois-ci ! », se dit-elle  en entrant dans son bureau ouvert aux courants d’air.  Lorsqu’elle découvre Les îles du Couchant sur le vieil ordinateur, elle se retient de se précipiter vers le bureau de la direction. Vite un coup d’œil au rouge à lèvres (Maquille-toi ma chérie, tu auras meilleure mine !), elle remet en place sa masse de cheveux et sans cesser de sourire, elle se dirige vers la porte de la rédactrice en chef. 

Il est 15h. Agnès Xavier trouve sur son bureau le message de sa secrétaire : « Nouveau manuscrit de Xaintès juste arrivé. Sublime. N’oubliez pas que Y.X. le veut dès que vous l’aurez luA. »

Le visage d’Agnès Xavier s’illumine de la joie que lui procure la lecture. Rien n’est à corriger sur un texte de Xaintès. Quelle chance nous avons de publier une autrice capable de concurrencer les plus grands ! quelle splendeur ! quelle capacité à voir la beauté cachée derrière les ruines et à la mettre en mots. Elle se souvient de ses propres rêves d’écriture. Elle était nulle en maths, comme toutes les filles, mais adorait les mots, lire des histoires, en inventer, en raconter, les écrire. Elle voulait devenir écrivain, envisageait une vie de liberté. Celle de Colette ou de George Sand la fascinait.  Dans le monde d’avant, sa famille, ses relations, ses collègues lui avaient peint un avenir effrayant. « Ne sois pas hystérique, ma chérie ! Tu vas devenir un bas bleu ou une pute, personne ne voudra de toi. » Derrière personne, il fallait entendre, un mari.  Elle s’était laissé convaincre. Elle avait enfoui ses désirs, s’était mariée, avait élevé quatre enfants nés d’un homme toujours affairé et absent. Elle avait aligné ses 3 heures 26 mn de ménage par jour auxquelles s’ajoutaient les heures consacrées à la cuisine, à l’éducation des enfants. Un jour, à un âge avancé, malgré un corps douloureux, elle avait poussé la porte d’une maison d’édition et trouvé sa place.  Maintenant, le vent qui tournoie dans le bureau arrachant à la lézarde du mur des bouts de papiers peints détrempés la rend furieuse. « J’y suis encore arrivée cette fois-ci, mais ça ne va pas durer ! Pourquoi un tel laisser-aller ? Pourquoi ne fait-on pas réparer ? »

Quand elle a terminé la lecture, elle presse la touche d’un vieux téléphone interne, donne l’ordre d’un nouveau versement pour Xaintès et remet en place la touche qui se décroche à chaque fois qu’elle appuie sur le clavier. 

À 15h30, elle transmet l’œuvre à Y.X. l’éditrice. À 16h, Yoanna Xandri, éblouie par le talent de l’écrivaine relit le récit, les larmes aux yeux, tandis qu’elle réajuste machinalement sa perruque de cheveux noirs sur son crâne chauve. Elle se sent si vieille, si moche, si seule mais si fière de publier Xaintès. Un sommet dans sa carrière d’éditrice commencée à l’époque où une jeune femme devait crever le plafond de verre pour réussir à égaler ses collègues masculins. Certains la redoutaient : « Un vrai mec cette bonne femme ! ». Elle les avait dépassés en travaillant successivement dans les plus grandes maisons d’édition, croisant des écrivains dont on disait qu’elle les inventait, patronnant l’un, accouchant le roman d’un autre (parfois aux forceps) et tricotant des intrigues pour gagner des prix littéraires. Exigeante, elle avait fondé la prestigieuse revue XAY « pour ouvrir des brèches dans l’imaginaire du lecteur », claironnait-elle. Rien à retoucher dans un texte de Xaintès ! Et voilà que la lecture du texte la ragaillardit. « J’y suis encore arrivée cette fois-ci !», se dit-elle en décidant de fêter l’événement. Et tout en tirant sur sa cigarette, elle ouvre une vieille bouteille de vin de Bordeaux dissimulée dans une brèche du mur. 

Bien qu’épuisée par la fatigue physique et par le bourdonnement de la machine à imprimer, Yvette Arnaud, une ancienne ouvrière de l’imprimerie, essuie sur son tablier l’encre qui tache ses mains pour préparer la livraison du texte imprimé.  C’est impératif ! Dans son kiosque à journaux, la vendeuse vêtue d’un manteau vert élimé, lit et relit l’histoire sublime avant de se décider à la mettre en vente. À 18h30, une petite vieille descend la rue défoncée en clopinant, prenant appui sur une canne pour se soutenir tout en traînant un grand sac en toile de jute. « Vite dîner et se coucher après cette dure journée ! » pense-t-telle au moment même où elle s’arrête devant le kiosque pour acheter de quoi lire. Oh ! Ils ont publié une nouvelle histoire de Xaintès ! Quelle chance ! Sans attendre la vendeuse absente, elle se sert, prend le seul exemplaire tout en déposant l’argent sur le comptoir. 

Traînant les jambes, le dos voûté, elle rentre chez elle tout en contournant les immeubles effondrés et les ornières. « Que font les Ponts et Chaussées ?  C’est bizarre qu’ils n’aient pas nettoyé les rues, ni reconstruit les immeubles ! » Arrivée à son domicile, elle se précipite sur l’histoire mais subjuguée par ce conte d’amour et de poésie, elle la relit encore une fois son dîner à peine terminé. . « J’y suis encore arrivée cette fois-ci ! », se dit-elle en mettant ses affaires en ordre : elle recouvre le vieil ordinateur, range avec soin dans un placard le tailleur en tweed, les chaussures à talon aiguille, le téléphone à la touche cassée, la perruque noire, le paquet de cigarettes et la bouteille de vin, le tablier taché d’encre, la manteau vert élimé, la canne, le grand sac de toile. Comme chaque soir, au moment où elle va se coucher l’angoisse l’étreint. « Et si tu ne pouvais plus y arriver… » Elle la conjure avec cette petite phrase qu’elle répète comme un mantra : « Ça va me revenir cette nuit ! »

À dix heures, elle s’endort et rêve de tsunamis. Au petit matin en se réveillant, elle se demande une fois de plus pourquoi personne n’avait voulu écouter les avertissements des climatologues, ceux des observateurs scientifiques qui avaient modélisé la tectonique des plaques le long des failles océaniques annonçant des séismes de magnitude 9, ceux des écrivains qui, à l’instar de Richard Matheson, imaginaient un futur barré par l’inconscience des humains.  

Maintenant elle doit se lever, prendre un petit déjeuner et se mettre au travail. La journée de la femme peut recommencer. Elle tape sur le clavier : Voici comment Alyx rencontra la belle prêtresse de Xaintès, et  ce que fut leur amour.