Épisode 4

 

Brume et brouillard prévus dans la région pour quelques jours. La radio et l’ensemble des médias invitent les habitants  qui vont circuler  à la plus grande prudence et à limiter la vitesse sur les routes du département. Aucune allusion aux chemins en général et à notre chemin en particulier. C’est bon signe !

 

Le téléphone est chargé jusqu’à la gueule, opérationnel et prêt à faire feu, ça ne devrait plus tarder.

 

Tout de même, les éléments sont avec moi. Y a-t-il un être supérieur, quelque part, qui veille sur moi et donne un petit coup de pouce à mon avenir proche ? Je n’irai pas jusqu'à dire, mon destin, il ne faut pas exagérer. Le destin, c’est l’affaire du Barbu. Mais j’ai l’impression qu’il est parti en laissant la lumière allumée ou alors il est bien discret et il ne sait plus quoi faire pour rattraper le coup, les canicules à répétition, les problèmes d’eau, les catastrophes en tout genre, l’énergie au compte-goutte, les guerres qui fleurissent partout. Il y a de quoi se planquer, c’est sûr !

Non, c’est mon ange gardien qui me chouchoute. On a tous un ange gardien mais il faut savoir lui parler et l’écouter surtout. Il est toujours de bon conseil à qui sait l’entendre, il suffit de penser à « Les Ailes du Désir » de Win Wenders pour comprendre.

 

Ça tarde, flûte !

 

C’est sûr, elle n’a pas écouté la radio, pas lu la presse locale ou pire, pas regardé la télé. Je ne vais pas l’appeler tout de même. C’est elle la dame du brouillard, l’initiative lui revient, elle a bien su identifier la bonne journée pour sa première visite, ça va le faire mais ça tarde.

 

J’ai l’impression qu’avant ou plutôt autrefois, on faisait moins cas de la météo alors que maintenant tous les médias nous serinent toutes les heures le temps qu’il fait, le temps qu’il va faire, ce qu’il convient d’en faire ou pas. Couvrez-vous, n’oubliez pas une bouteille en cas de chaleur, sortez les jeunes, rentrez les vieux, arrosez les jardins, ne prenez pas de bains, n’oubliez pas les chaînes obligatoires en montagne. Attention pas d’eau dans les piscines, pas de blagues !

« En ces jours de déficit hydrique, la danse de la pluie nous est offerte par la tribu Les Cherokee, qui comme vous le savez sont de grands spécialistes, vous pouvez les accompagner d’où vous êtes, musique maestro ! »

 

Ah ! Vibration, message court … enfin !

 

« Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur… »

 Débarquement demain ?

 

Réponse : « D’une langueur monotone ». Terrain prêt pour atterrissage.

 

Enfin cet échange vient mettre un terme à mon délire météorologique mais je suis toujours surpris par ce style d’humour décalé et mâtiné de références culturelles. Sont-ce des tests ?

Pas de fantasmes et si cela n’était que les jeux de l’humour et du hasard. Voilà des marivaudages qui siéent bien à Dame Suzy !

Demain sera un autre jour ! pour l’instant et toute la journée, il convient de tenir ses promesses et d’aller donner un coup de main ou plutôt un coup de bêche aux maîtres champêtres que sont Robert et Gaston, désherbage oblige, pas de produits chimiques rien que de la sueur humaine. Et puis ça réchauffe en même temps que l’esprit est occupé. La tête et les jambes, un corps bien fait dans une tête bien pleine.

Oui, mais pleine de quoi ?

 

Avec les deux zozos, pas trop le temps de penser à ma journée de demain. Ils philosophent en permanence sur l’art, de tenir et de se servir de râteaux, bêches, arrosoirs et autres pioches, de faire des rangs droits et d’espaces entre les plants.

Le meilleur, c’est la discussion, sans fin sur le volume d’eau pour une dose de Ricard, c’est d’autant plus savoureux que Gaston a fait vœu d’allégeance aux boissons non alcoolisées et que Robert a bien été prévenu par Denise en ces termes :

 

« Pas de pochards à la maison, ni toi ni ton frère siamois, tu vois cette valise, elle est toujours prête et tu ne me reverras plus »

 

Je le sais parce que Robert, il s’en vante d’être tenu à la culotte par la mariée. Je crois que quelque part, il se sent rassuré d’être protégé des démons, ceux qui l’habitent et ceux qui rôdent autour des champs quand il fait chaud et que la sueur vous coule dans les yeux.

Aujourd’hui, pas de risques, on est rafraîchi par la brume qui nous tombe sur l’échine et le ciel si bas du pays qui est le nôtre. Je n’irai pas jusqu’au plat pays, c’est un autre pays avec d’autres gens, ces gens-là.

 

On va appeler cette journée, une journée au grand air, spéciale courbatures et philosophie du terroir paysan sans oublier que les mains se souviennent bien du numéro « outillage » quand il s’agit ensuite de jouer d’un instrument de musique, alors la partition se joue pour moi avec prudence et détermination. Ce qui fait bien marrer mes deux acolytes qui me prennent pour un véritable amateur en se tapant les coudes sans aucune discrétion. Mais ce sont de bons gars et on s’aime bien.

 

La journée se passe, la soirée s’étire, la brume persiste c’est écrit, les chiens aboient, pas de caravanes à l’horizon et la nuit m’enlace, je suis rassuré, j’ai un dos et des mains !  Je plonge dans des rêves agricoles au rythme de la bêche et du râteau et j’entends les coups qui frappent le sol en rythme… on cogne à la porte de la chaumière, un coup d’œil au radio-réveil « Enfer et damnation », je ne me suis pas réveillé, le bus du matin, le chemin, la brume, la Denise derrière sa fenêtre, Suzy dehors qui tambourine. Aïe, aïe, aïe !

 

J’enfile ce que je peux pour habiller ma nudité et je fonce à la porte pieds nus et pétard dans les cheveux.

 

  • Salut capitaine, alors on a raté son quart du matin.
  • Heu ! Heu ! ….. je m’suis pas réveillé, désolé, entrez.
  • Oh ! J’ai envie de vous embrasser…

 

Elle colle ses lèvres sur ma bouche, je manque d’air et reste tétanisé à la porte. Elle se faufile, je me retourne, j’ai l’air d’un crétin avec une valise dans chaque main, je me vois ridicule et mon visage s’embrase instantanément. Je rêve et je vais me réveiller. Mais non, elle est bien là, dans la pièce et elle m’a embrassé.

 

  • Je vais mettre quelque chose de décent, installezvous, faites comme chez vous.
  • Prenez votre temps, vous allez prendre froid nus pieds sur ces tomettes glacées.

 

Elle arbore le petit sourire de celle qui est bien contente de son coup en me regardant fixement.

 

Je disparais, j’échappe à son regard, tout cela va trop vite pour moi, je perds tous mes moyens comme un collégien qui vient d’embrasser une fille pour la première fois à la boum de ses 15 ans.

Ah ! Il est beau le jeune retraité qui fait des jeux de mots et de l’esprit à tout bout de champ.

Parlons en des champs. Je n’aurais pas eu à faire l’esclave, hier courbé en deux, je me serais levé comme il faut au lieu d’être comme un imbécile à m’habiller à la vitesse du pompier qui part en intervention. Pour un gars qui aime être dans la maîtrise, c’est raté. 

« Elle m’a embrassé ou j’ai rêvé » je passe les doigts sur mes lèvres. Je suis prêt, il faut que je sorte de mon antre …

 

 

« C’est sûr, je n’aurais pas dû l’embrasser comme ça, à l’arrache au saut du lit mais quelle idée quand même de m’inviter et de rater le réveil mais d’un autre côté, on dit toujours que ce sont les mecs qui font le premier pas ou qui coincent les filles dans les encoignures de portes et alors, je suis une femme, une vraie et il convient de tordre le cou aux idées reçues.

 

Ouais, je peux être agressive aussi quand on veut me contraindre en me mettant sous le nez un paquet de testostérones transpirants. Quand je dis « je ne couche pas », je ne couche pas pendant que les copines vous avouent « Ouais, mais je ne voulais pas casser l’ambiance ».

 

Mais ce « Jo » là, je ne sais pas mais j’ai senti une forme de retenue, un petit côté drôle et timide à la fois et comme je suis curieuse, je me suis lancée. On dit bien l’intuition féminine, ce doit être un truc comme ça. Je n’ai pas l’impression de m’être trompée. Il a de l’humour et moi aussi quoi qu’on en dise.

 

Si je m’étais ramassé un râteau du genre « vos délires et votre humour décalé, merci bien, au revoir ! » je suis bien armée et mes émotions ne me submergent pas ou plus. J’ai bien dégusté avec mon ancien compagnon qui m’a laissé sur le carreau à tel point que j’ai dû accepter ce boulot de régisseur pour la troupe de théâtre. Alors mes émotions, je les traite comme un vieux copain avec qui causer.

 

Mon « ancien », je l’ai toujours trouvé limité et pépère. Il faut de la stabilité qu’il disait tout le temps alors que je voulais prendre des risques et aller de l’avant. D’un autre côté, il a quand même trouvé le moyen d’avoir une maîtresse en la personne de sa secrétaire et de me quitter pour elle, alors pour la stabilité, j’ai donné. Désormais, c’est moi qui gère ma vie mais ça m’a quand même foutu un coup, un sacré coup qui m’a emmené jusqu’à l’hôpital pour me retaper.

 

Ce « Jo », il flashe bien à mes traits d’humour mais quelle idée j’ai eu de l’embrasser. Je suis certaine que c’est le manque d’affection et d’amour, ce baiser volé. Je suis sûre qu’on pourrait devenir potes mais comment rattraper le coup. Il va me dire « c’est bien féminin, vous m’embrassez et puis après vous faites marche arrière en vous excusant que ce n’est pas votre faute, que vous pensiez à autre chose quand j’ai ouvert, que c’est la surprise qui a fait que … »

 

 Je vais faire la nunuche, la fille effarouchée « vous n’allez pas me faire du mal quand même ». Non ! Je suis une vraie femme, libre ou presque. Je vais jouer plutôt « il était bon ce baiser, tant mieux, c’était exceptionnel, si vous voulez remettre le couvert, faudra le mériter ! »

 

Oui, ça c’est vraiment moi, je suis une Femme avec un grand F et du haut de mes 54 ans, je ne couche pas, Capitaine.

 

Ah ! Le voilà, il a meilleure mine et il me plait bien ce Joseph-là. »

 

  • Alors capitaine, vous avez refait surface ?
  • Vous auriez pu vous préparez un café.
  • Je ne connais pas la maison mais un café, j’accepte. J’espère que je ne vous ai pas trop choqué avec ce baiser matinal.
  • Vous auriez pu venir avec des croissants mais l’effet n’aurait pas été le même. Ainsi, vous livrez le baiser du petit déjeuner à qui vous invite ou bien c’est la conjonction brume du matin, chemin gravillonné et vieux chien mouillé, nus pieds derrière la porte ?
  • Y’a de ça mais prenez ce geste comme une marque d’affection, ce que j’aime chez vous c’est votre délicieux chemin et la brume qui l’entoure.
  • Ben merci pour le compliment, si je suis de trop je peux me retirer et laisser entrer le brouillard.
  • Allez, je vous taquine, ne soyez pas soupe au lait. J’ai apporté le dessert pour me faire pardonner.
  • Ah bon ! ce n’est pas vous le dessert ?

 

Là, j’ai piqué mon fard ! La bête est solide.

 

Je viens de marquer un point. Je ne vais pas la mettre dans l’embarras, sois classe mon garçon et prends conseil auprès de ton ange gardien et surtout pas d’affolement.

 

  • On se met un petit coup de musique pour ce p’tit déj’ sans croissants, moussaillon ? 
  • Pour sûr, capitaine !

 

Et ce sont les suites de Bach pour violoncelle par Paul Tortellier qui viennent illuminer ce moment de grâce matinale.

 

À suivre …