I love you Stepan

Écran noir du portable. Pas de Stepan. 

Quelques secondes d’incrédulité… Non ! c’est pas possible ! Cécile tapote l’appareil, mâchonne sa déception. Stupeur. Tiens… on dirait… comme un grondement qui sort du rectangle noir. On dirait…  comme des roulements de tambours continus… rompus par de multiples coups de cymbales ou plutôt… des explosions de feux d’artifices. Et ça recommence dans un rythme ininterrompu. Cécile gamberge : on me fait une blague. À moins que ça soit la prise de sons d’un phénomène météorologique qu’un écolo aurait capté pour secouer la conscience des saboteurs du climat. Oui, ça ressemble fort aux orages d’été à venir. Le tonnerre roule, lointain encore, mais régulier, envahissant peu à peu tout l’espace sonore. Quand les éclairs apparaîtront, ce sera terrible. 

Son doigt fait glisser l’image noire. Le bandeau blanc en bas de l’écran noir apparaît : IloveyouStepan. Puis une ligne en caractères cyrilliques. Cécile déchiffre une date : 24 février 2022. 

Elle appuie sur les mots : « Voir la traduction ». Elle est instantanée : « Chez moi, Kharkiv, c’est l’horreur …» #russiaiaterroriststate

Contraction de l’estomac. Une peur cotonneuse s’insinue dans tous les tissus de son corps. Le tonnerre lointain envahit maintenant son cerveau, réveille sa mémoire qui reconnecte avec les images des guerres passées et présentes diffusées dans les journaux, les documentaires télévisés. La guerre si loin, si proche. Toujours en arrière-plan dans le discours de ses parents, de ses grands-parents, elle remonte des profondeurs de l’histoire.

895 réactions suivent : une multiplicité d’émoticônes « cœur brisé », « cœur rouge sang », « soleil en larmes » ; de brefs messages, peu de commentaires : « Sorry Stepan and family, sending you love and support. »

Stepan vit à Kharkiv.

D’un doigt agile, Cécile parcourt les posts plus anciens. La mise en scène répétitive mais toujours soignée présente le plus souvent Stepan accoudé à une table près d’un verre de vin ou d’un cocktail, dans une ambiance colorée et assourdissante de cabaret. Stepan, tel un philosophe impassible, regarde le monde en gardant ses distances. Son embonpoint léger, la nonchalance de ses poses, la placidité de ses grands yeux verts lui donnent l’allure blasée et le charme des grands acteurs dans les vieux films noirs hollywoodiens. Cécile se souvient. « Ah ! Robert Mitchum dans Adieu ma jolie ».

Stepan regarde, contemple et se tait.

« Sur ton compte Instagram, 1,3 millions de followers te célèbrent : I love you Stepan. » Il y a quelques mois, Cécile a écrit : « Beau brun au pelage tigré, 14 ans et tant de sagesse dans ton être de chat ». Presqu’un haïku. Où es-tu Stepan en ce moment ? 

Où est Stepan ? Voilà une semaine que BFMTV diffuse du matin au soir les images des villes ukrainiennes bombardées et des civils tués dans les rues. Kharkiv n’est que ruines. Voilà deux semaines de silence sur l’Instagram de Stepan. Finis les posts ! Les fans crient leur inquiétude. 

Et puis un post : Stepan emmitouflé dans une couverture matelassée sur le siège arrière d’une voiture, contemple de ses grands yeux mélancoliques la frontière entre l’Ukraine et la Pologne. Deuxième post : un ciel bleu, de grands palmiers, quatre pattes sur le bitume, Stepan en laisse. Mais c’est la Côte d’Azur ! On dirait Nice, la Promenade des Anglais. Un commentaire annonce qu’il est invité au Festival des influenceurs où seront décernés des prix qui récompenseront les meilleurs.  Alléluia ! 

 Cécile se sent vaguement honteuse. Inviter un chat à un festival en pleine guerre tout de même... en faire un champion de la géopolitique…tout de même. Insoutenable légèreté de l’être. Kundera avait raison. 

Et c’est vendredi 24 février 2023 : la date anniversaire d’un an de guerre.

Stepan est retourné en Ukraine six mois après avoir gagné l’Oscar des influenceurs. En plein Festival de Cannes, à l’Hôtel Martinez, le président de la cérémonie des World Influencers Bloggers Awards, porte Stepan dans ses bras, l’embrasse sous les flashs. I love you Stepan ! Les spectateurs applaudissent et crient leur joie : We love you Stepan ! 

Cécile découvre sur l’Instagram de Stepan qu’il a désormais une petite amie, Stephania, qui partage son quotidien et son panier. De nouveaux posts sont apparus : Coups de patte, ronrons et câlins. On le voit moins souvent accoudé à sa table près du verre d’alcool. Il a récolté par sa seule grâce des dons d’argent, une somme faramineuse que sa famille destine aux soins des animaux dans les zoos d’Ukraine. 

Et c’est mardi et comme tous les mardis depuis un an, avant de retrouver Olga et Sacha, les deux jeunes femmes ukrainiennes, réfugiées en France, à qui elle donne des cours de français, Cécile prépare son sac, y place avec soin les livres de grammaire française, de vocabulaire, le DVD d’exercices. Vite ! Un dernier coup d’œil au portable pour vérifier les messages. Son attention est tout à coup captée par une annonce de Google : « Une touche de naturel dans votre maison avec la table vendue par Maisons de la Terre. Elle représente l’aspect rugueux et élégant qu’offre le tronc d’arbre de nos forêts lorsque vous posez la main sur l’écorce. Ce produit va vous taper dans l’œil et va vous permettre de rendre jaloux vos invités. Et cela pour un prix dérisoire. » 

 « Et la terre, qu’est-ce qu’elle fait la terre ? », se demande Cécile qui se souvient du poème de Prévert. « Elle tourne et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent. »