Et c'est mardi ! Encore un mardi. Et, aujourd'hui, ce n'est pas mardi gras ! Maintenant il va falloir attendre encore un an. Mardi gras c'était mardi dernier. Charlotte attend toujours ce jour avec impatience. Elle adore se déguiser et déguiser ses enfants. Elle a souvent une imagination surprenante. Ses déguisements sont toujours très remarqués, ingénieux. Pour les réaliser, elle ne compte ni son temps ni ses efforts. Elle aime cette liesse collective, débridée. Les airs de fanfares soulèvent chez elle une énergie, une envie de s'amuser, de rire. Elle marche, saute, danse, applaudit, elle se sent libre, indifférente au regard des autres.
Cette année elle s'était déguisée en pieuvre avec de très grosses lèvres rouges, des yeux tout ronds et des tentacules qu'elle agitait en tous sens, de manière inquiétante. Sa fille était en calamar, une tunique bleue sur un collant blanc surmontée d'un chapeau triangulaire et bien sûr des tentacules un peu plus fines. Pour sa cadette elle avait réalisé un costume d’hippocampe avec une queue en l'air et une sorte de casquette dans les tons orangés. Comme chaque année, elle avait fait une grande provision de confettis et serpentins qu'elle aimait balancer sur la perruque des clowns. Ils étaient en nombre cette année, tous différents mais tous joyeux et rigolos. Il y avait le clown gentil avec un large sourire des cheveux de toutes les couleurs comme son costume, un clown triste avec un visage tout blanc, une bouche et des yeux qui pendent vers le bas, un triste chapeau posé sur des cheveux roux, un clown menaçant avec des yeux noirs des cheveux hirsutes et une bouche pleine de dents. Il y avait les sorcières avec leurs chapeaux pointus, hideuses et plutôt terrifiantes. Le carnaval se termine avec la mise à feu du Bonhomme carnaval. Un grand moment. La foule applaudit, danse, chante. Après ces longues journées d'hiver, c'est une explosion de joie, d'insouciance, de liberté.
Les jours passent à toute vitesse mais pas les mardis. Charlotte a même le sentiment que les mardis se répètent deux fois dans la semaine ou que c'est un jour deux fois plus long. Le mardi, c'est le jour qu'elle consacre à sa belle-mère. Elle lui fait ses courses et quelques autres services que celle-ci aura programmés : ranger sa cuisine, passer l'aspirateur, préparer un ou deux repas, faire les vitres ou du repassage. C'est elle qui décide. Elle ne veut pas d'une feignasse d'ADMR, pas d'une étrangère dans ses affaires. C'est ce qu'elle répète. Le mardi, Charlotte doit s'armer de patience, c'est comme normal. Charlotte se dit souvent
- Je lui ai pris son fils, son seul fils ! Alors je dois... En plus, je suis persuadée qu'elle me considère comme une feignasse ou une dépensière.
Quand sa belle-mère commence par « ma petite fille... » Là, elle est certaine qu'elle va lui demander quelque chose d'embêtant.
- Aujourd'hui je ne t'accompagne pas, tu vas faire les courses toute seule, je t'ai fait une liste. Je suis trop fatiguée, mes jambes sont enflées.
Charlotte sait qu'au retour, elle subira les critiques, elle n'aurait pas dû prendre du beurre Poitou Charente, il est trop cher, elle aurait dû acheter une bouteille d'eau de javel de un litre et demi, c'est plus économique...
Mais si elle emmène sa belle-mère, elle passe deux fois plus de temps car elle hésite, compare, critique, repasse deux fois dans les mêmes rayons...
- Toujours ce souci d'économie, alors qu'elle a bien de quoi vivre !
Le mardi, ç'est un jour sans fin. Quand elle s'apprête à enfiler son manteau pour rentrer au plus vite, elle doit se plier à une nouvelle demande :
- Ma petite fille, regarde ces vitres, elles sont dégoutantes et avec le soleil, cela se voit.
- Oui, mamie, la semaine prochaine j'emporterai mon nettoyeur à vitre Karcher. Je vous ferai cela très bien.
- Oh Non ! Je ne veux pas attendre huit jours. Regarde, tu as du vinaigre et du papier journal, cela ne laisse pas de traces, c'est toujours comme ça que je les faisais. Ce Karcher laisse des traces.
Il est difficile de déjouer ses exigences. Le mois dernier, Charlotte a proposé d'emporter la panière de linge à repasser.
- Avec ma centrale vapeur j'aurais plus vite fait, je vous le rapporterai après-demain tout repassé.
- Tu n'es pas godiche à ce point, mon fer est bien lourd, il efface tous les plis.
Il semble que moins elle est autonome et plus elle a besoin des autres, plus elle devient exigeante et autoritaire. C'est comme si rien ne devait changer, figer le temps, retour en arrière. Et chaque fois, elle a besoin d'évoquer son fils, son enfance. Elle a toujours besoin de le mettre sur un piédestal. Combien de fois elle a entendu qu'elle avait de la chance d'avoir un mari bricoleur, sérieux, courageux, pas coureur. Son mari a de l'or dans les mains, il cultive les plus beaux légumes....
Le mardi, Charlotte se concentre pour rester calme, patiente, ne pas heurter, du coup, elle n'a pas remarqué, une lenteur plus importante pour se déplacer, des jambes plus enflées, un dos plus vouté, une certaine négligence dans le ménage. Cette fois, la journée s'est passée paisiblement, aucune critique, aucune plainte. Charlotte s'apprête à partir, sa belle-mère pose sa main sur son bras.
- Tu sais je suis contente, je sais combien tu aimes mon fils, tu es très patiente avec lui.
Charlotte sourit, étonnée, embrasse la vielle femme en disant à bientôt.
Comme chaque mardi soir, François, son mari, sait qu'il va retrouver une femme fatiguée ou tendue, ou énervée.
- Alors, comment ça va ce soir ?
Charlotte lui rapporte les paroles de sa mère.
- Hou là ! C'est pas possible. Mais elle est très malade.