Il est des périodes où le temps n'est plus une question d'heures, minutes et secondes, la nuit et le jour ne formant plus qu'un magma étrange dans lequel on patauge.

Ne plus savoir où l'on est, ni qui l'on est, est particulièrement troublant. Une créature entre l'ectoplasme et l'être humain. La terre n'est plus la terre, le sol est mouvant, son rythme ressemble plus au ressac des vagues qu'à une terre protectrice. C'est pourquoi quand j'y pense, je l'associe plus à la mangrove qu'à la terre ferme. Cette bande de vie intermédiaire entre la terre et l'eau, ni tout à fait l'une ni tout à fait l'autre.

Cela grouille de vie, on la sent qui se faufile partout, dans une moiteur, une humidité et la puanteur de décomposition des matières organiques. Univers effrayant et extraordinaire à la fois !

Cerveau HS et débranché, je ne survis que grâce à lui. Il ne me quitte que pour aller nous chercher de quoi nous alimenter, et encore faut-il qu'il parvienne à me faire avaler le moindre aliment.

Il me maintient en vie sans que je lui en sois reconnaissante le moins du monde, car pour ce faire encore faudrait-il que je sois consciente de ce qu'est la vie. Alors il monologue, racontant des épisodes de sa vie ou de celle de ses parents, son cheminement jusqu'à ses études dans la capitale.

Je ne l'écoutais pas mais sa voix me berçait, des sonorités et des morceaux de récit s'incrustaient dans mon cerveau. Il n'y a pas de hasard, plusieurs fois il a fait allusion à son grand-père caporal d'infanterie fusillé en 1917 parce que sa section avait refusé de monter au front. Les gens du village où vivait sa famille leur tournèrent ostensiblement le dos. Il espérait qu'un jour on lui rendrait justice car pour lui il était innocent, victime d'un crime d'état. Sa veuve s'était vu refuser toute pension, elle avait survécu dans des conditions épouvantables devant travailler en usine pour faire vivre ses trois enfants.

Lorsqu'il tenait de tels propos je sentais que mon sang se mettait à bouillir et il devait me tenir fermement dans ses bras tant j'étais agitée.

Quelquefois après ces nuits de tourments, il me trouvait, et lui par la même occasion, couverte de taches de peinture, situation pour le moins baroque et déroutante. Il avait fouillé toute ma chambre retournant mes placards, défaisant mon lit, en vain car il n'y trouva pas le moindre pot de peinture : ni ocre, ni rouge ni noir, sans parler du matériel nécessaire à de telles opérations.

Il s'était mis à m'épier, ce à tout instant. Il prit de multiples précautions comme de me faire dormir entre lui et le mur. Ces façons de faire n'y changèrent rien. Une nuit, au cours de laquelle s'étant réveillé pour aller uriner, il avait constaté mon absence. Me croyant sujette au somnambulisme il m'avait cherchée dans tout l'immeuble, en vain, à son retour il m'avait trouvée endormie, tachée, trempée et glacée.

Le lendemain, nouveau scandale public révélé par la presse. Au cours de cette profonde nuit l'Arc de Triomphe avait été tagué, le mot "Assassins" peint sur son fronton, sur le parvis des seaux de peinture rouge avaient été répandus pour simuler une mare de sang. On y avait trempé les mains avant de les essuyer sur la base du monument en traînées sanguinolentes.

Cette fois le voile était déchiré, il avait fait le lien entre mon absence, mon retour au petit matin trempée et glacée, mes mains et ma chemise de nuit tachées de rouge dont il rencontra bien des difficultés à me débarrasser. N'allez pas imaginer des scènes lascives lors des moments au cours desquels il me faisait ma toilette. Depuis le début de cette période de crise une rupture s'était faite entre nous. Il me maternait, me nourrissait, me débarbouillait, m'emmenait aux toilettes, et dormait avec moi sans qu'entre nous il ne se passât quoique ce soit. 

Il est vrai que je ne ressemblais plus à rien, les cheveux hirsutes, les yeux cernés de bistre et les joues creuses. Mes seins, mes fesses, mes formes quoi, avaient fondu, emportés par la tourmente.

Un matin où il me faisait boire un ersatz de café, tandis qu'il me regardait, il s'est mis à parler :

  • Tu peux m'expliquer ce qui se passe et comment tu t'y prends, car c'est bien toi qui es derrière toutes ces affaires ?

Je ne sais pas quelle tête j'ai faite lorsqu'il a prononcé cette phrase, j'avais l'impression qu'il me parlait en hébreu. Croyant que je n'avais pas compris il a réitéré sa question en secouant la tête et me prenant les mains pour me rassurer.

Je ne voyais pas de quoi il voulait me parler ni à quoi il faisait allusion, je devais avoir l'air complétement abruti !

  • Je sais que tu peux parler cela fait des jours que tu passes tes nuits à soliloquer quand tu ne disparais pas pour aller réaliser tes exploits.

Il parlait lentement et gentiment de peur sans doute de m'effrayer et de me voir m'enfuir ou me refermer comme une huître. Dans ma tête c'était le total électro choc, il y avait urgence à attraper un fil pour retrouver le chemin ou donner un coup de talon sur le fond pour remonter à la surface. Il me semblait avoir le choix entre devenir folle ou me noyer, vous voyez le tableau, rien de bien affriolant. Reprendre mon souffle, calmer les battements de mon cœur, oser le regarder en face, me laisser tomber contre son torse et pleurer.

Impossible de faire un choix, les mots devaient être là prêts à jaillir, mais ils ne parvenaient pas à trouver le chemin de la parole.

J'avais compris il y avait quelques jours, que j'étais impliquée dans ces événements qui défrayaient la chronique. Cela avait commencé avec les taches de peinture sur mon lavabo. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu'elles n'étaient pas venues là par l'opération du Saint-Esprit. S'il n'y avait eu que du rouge l'illusion pouvait encore jouer en disant que c'était du sang, il suffisait que je passe un coup d'éponge. Mais avec toute la gamme des couleurs utilisées pour éclabousser le monde, il ne pouvait y avoir de doute, c'était moi, mais quid du matériel, seaux , pinceaux peintures. Vous m'imaginez "moi" cinquante kilos avec mes chaussures et mes cent soixante centimètres emportant tout ce matériel sur la façade de la cathédrale ou les flancs de l'Arc? Ce n'était pas imaginable, ni pour vous, ni pour moi, alors je devais chercher à comprendre !

Quand j'étais descendue jusqu'à l'entrée de la cave pour suivre la ligne rouge qui montait de là-bas j'avais admiré la qualité du travail : pas une rature, pas une coulure, des traits parfaits et cependant là dans un recoin, la trace d'une main qui avait dû être posée là par inadvertance contre la paroi comme par les artistes qui peignirent les parois des grottes du néolithique.

Par curiosité j'avais posé ma main sur l'empreinte, et sans que j'en ai été étonnée elles se correspondaient parfaitement, comme deux sœurs jumelles qui se retrouvent !

Impossible de savoir depuis combien de temps je ne suis plus sortie, en dehors de mes fugues nocturnes pour réaliser mes frasques. Allongée sur mon lit, j'attends que le temps passe, que la nourriture arrive.

Il était arrivé l'air penaud un sac à demi vide au bout du bras, il en déversa le contenu sur ma petite table de travail; son contenu présenté à mes yeux était très maigre ; deux paquets de pâtes déchirés qu'il manipulait comme un trésor précieux, deux boîtes de lait concentré, des bananes visiblement pas mûres, et rien d'autre.

  • C'est un gag, à quoi joues-tu ?
  • Ce n'est pas un jeu, tous les magasins d'alimentation ont été vidés. Les grilles ont été arrachées, les gondoles renversées. Mes magasins habituels pillés de fond en comble.

Puis il ajouta un peu plus tard, les autres aussi ont été pillés quels que soient les produits qu'ils proposaient ! 

D'un ton monocorde, il me décrivit les rues désertes, les vitrines éclatées, le contenu des magasins étalé jusque sur la chaussée. Les poubelles n'avaient pas dû être ramassées depuis pas mal de temps car elles dégageaient une puanteur tenace. A certains endroits, les riverains y avaient mis le feu pour éviter ce désagrément et les rats.

Les rues vides donnaient de la capitale une image surréaliste, encore qu'elles n'étaient pas si vides, des animaux s'y promenaient en pays conquis. Les renards faisaient les poubelles, les sangliers défonçaient les pelouses des parcs. Partout des pies et des corbeaux déchiquetaient les sacs poubelles en poussant des cris épouvantables pour chasser la concurrence.

Tout cela pouvait avoir une résonance romantique, mais il y avait les chats et les chiens, tous ces animaux abandonnés occupaient le pavé. Les chats, passe encore, mais les meutes de chiens étaient beaucoup plus préoccupantes, ayant retrouvé une part de leurs instincts sauvages ils n'hésitaient pas à se montrer agressifs et montrer les crocs. Ne voulant prendre aucun risque il s'était muni d'une barre de fer. Ainsi équipé il s'était déplacé beaucoup plus rassuré.

Je sentais bien qu'il ne me disait pas tout alors je l'ai aidé en lui disant – Et …

Il a respiré à fond et c'est alors qu'il a ajouté – Il y a beaucoup de corps un peu partout. Devant mon air étonné il a ajouté – des cadavres en quantité ils sont pour la plupart déchiquetés par les animaux errants qui cherchent à se nourrir.

J'ai senti mes yeux s'écarquiller, mes oreilles se sont mises à siffler en mode acouphènes hurlants, en dépit de ma faiblesse, j'ai bondi du lit sans pouvoir atteindre le lavabo avant de me mettre à vomir.

Mon frère, s'il ne donnait pas de nouvelles c'est peut-être qu'il gisait là quelque part à demi dépecé pas quelques charognards.