Je suis congelée, depuis deux heures j'ai juste pu titrer un morceau de la courtepointe sur mes épaules, c'est insuffisant mais je n'ose bouger de peur de le réveiller.

   Mon carnet de croquis sur les genoux, le téléphone à portée de la main, je suis aux anges. Je ne vais pas vous raconter ma nuit, enfin notre nuit elle fut longue elle fut courte, entrecoupée de caresses et d'endormissements. Elle fut voilà tout ! elle m'a laissée allongée sous la couette, anéantie, étonnée et heureuse.

   Mais procédons par ordre, je suis entrée chez lui une bouteille et mon dessin à la main. Bien élevé, il a poussé des cris disant qu'il ne fallait pas, s'étonnant au passage de mon choix d'alcool, disant que ce serait une découverte. J'ai fait le tour de la pièce en regardant avec attention ce qu'il avait collé sur les murs. Quelques photos, on est bien tous les mêmes : des phrases d'hommes célèbres à tendance révolutionnaire, un poster des Beatles et que sais-je encore. Tout un mur était occupé par une étagère de construction artisanale, parpaings et planches de coffrage, solide efficace et visuellement agréable à regarder, une sorte de meuble épuré inspiré du Bauhaus.

   Elle était couverte de classeurs rangés par couleur avec sur le dos des étiquettes calligraphiées, tout comme moi, qui entasse mes documents dans des cartons glissés sous mon lit. Je dois avouer que sur l'instant j'ai été impressionnée. Il a sorti des verres et des petits gâteaux et ouvert la bouteille de Saké.

   Il a humé le breuvage, émis quelques borborygmes de satisfaction et empli nos verres à moitié. Après avoir trinqué, chacun d'entre nous s'est concentré sur son verre arborant des expressions de vieux vignerons, on hume, on mire, on prend une petite gorgée que l'on fait tourner dans sa bouche pour lui faire exhaler ses arômes, on fait tourner son verre et on recommence. Puis il a fallu passer à la dégustation, un silence, puis nos fous rire. 

   Pour ma part je n'ai pas aimé ce goût venu d'ailleurs ; qui ne faisait appel à rien de ma mémoire aromatique, pourtant pas question de l'avouer. Lui est resté longtemps le nez dans son verre puis il a levé le bras et oups ! cul sec J'ai voulu  l'imiter et je me suis à moitié étranglée.

   Ce n'était pas le tout mais je n'étais pas venue pour déguster du saké, pas si désagréable et qui méritait le détour j'étais prête à le déclamer après trois verres. Mais devoir dire comme ça, tout de go, à un garçon hier encore un inconnu que l'on voudrait qu'il vous fasse l'amour, alors que vous n'avez pas encore échangé dix phrases… Qu'en plus vous êtes vierge et totalement ignorante de ce que peut représenter la sexualité, cela faisait beaucoup à la fois. 

   De son côté, est-ce l'effet de l'alcool je le voyais désormais comme un gros chat tapi dans sa couette guettant la pauvre petite souris. La chanson de Mélina Mercouri tournait dans ma tête " Qui est le chat et qui est la souris" mais qu'ajouter de plus à cet instant quand la souris est consentante !

   Je ne l'ai pas vu bouger, mais incontestablement après une lente reptation il était désormais tout contre moi me massant les épaules ; je me suis dit c'est l'instant je lui tourne le dos c'est moins intimidant.

  • Il faut que je te dise je suis venu parce que je voulais te demander de me…

   Pas eu le temps d'aller au bout de ma phrase ses paumes étaient sous mon pull mes seins au creux de mains chaudes et douces, mon esprit perdu dans les effluves japonisantes.

   Il m'a murmuré dans l'oreille – tu veux bien. J'ai juste incliné la tête pour acquiescer en ajoutant - je ne l'ai jamais fait. Il a marqué un petit arrêt et fait passer mon pull par-dessus ma tête.

   Je grelotte n'osant pas tirer plus avant sur la courtepointe, ce serait trop bête de l'éveiller. Il n'est pas question non plus que je m'interrompe. Il est à cet instant dans un état d'abandon que ses expressions ne pourraient être aussi naturelles dans d'autres circonstances alors je le photographie et je crayonne.

   En ce moment j'observe une pause, il n'a pas changé de position depuis un moment et je n'ai pas encore eu l'occasion de photographier son dos et ses épaules. Je peaufine son front avec ses mèches aux lourdes boucles qui lui mangent les yeux et mettent en évidence son nez et sa bouche. Il a les joues creuses de l'étudiant type qui ne mange pas toujours très bien et qui court la nuit dans des lieux bruyants et enfumés ; mais ça lui donne le charme du romantisme.

   J'ai fini par tirer sur la couette, il a réagi par un grognement d'ours, mais dans le même temps il a compris l'injonction et s'est tourné, ce changement de position ne me découvre pas encore tout son dos mais cela donne déjà un bel aperçu. Deux photos, une reptation pour le prendre sous un autre angle lorsqu'une main attrape ma cheville.

  • Qu'est-ce que je découvre ; une espionne chez moi, mais elle est congelée cette écervelée, viens vite avec moi sous la couette "je te promets d'être sage…" je suis un vrai calorifère.

   Sans attendre, d'une vigoureuse traction du poignet il m'entraîne près de lui un peu dans le style "moi Tarzan toi Jane" enfin je l'ai échappé belle il ne m'a pas tirée par les cheveux. En définitive, c'est tout de même très agréable car je me love contre lui, il n'a pas menti son corps est tout chaud. Pour un moment j'oublie dessins et photos.

  • Il faudra me faire constater de visu tes travaux, je pense avoir un droit de regard, et mon mot à dire, peut-être même serais-je amené à exercer mon droit de censure, certaines parties de mon anatomie ne pouvant ainsi être mis tout de go sur la place publique. Passe encore si c'est pour une entrée et un accrochage au Louvre !

   Le saké, la folle nuit, et toutes ces découvertes un peu rapides n'empêchaient pas des rappels plus prosaïques aux nécessités basiques comme d'avoir soif ou faim. Je lui en ai fait part, il a reconnu ressentir les mêmes besoins. Je l'ai regardé s'habiller pour bien mémoriser les proportions de son corps. Il a filé à la boulangerie pour tenter de trouver de quoi nous sustenter.

   J'ai failli m'enfuir en son absence, mais il n'aurait pas compris après cette nuit au cours de laquelle il n'avait été qu'attention et douceur pour moi, que je lui fasse le coup de Cendrillon. Mais je l'ai fait une heure plus tard alors qu'il se douchait à son tour. Un besoin soudain de fuir de reprendre mon destin en main, il a dû le comprendre car il s'est abstenu de venir frapper à ma porte. 

   Restée endormie jusqu'à midi, ce sont les grésillements de mon portable qui ont fini par avoir raison de mon sommeil. Un message de mon père, il venait d'apprendre que maman était décédée au petit matin : - Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir sans parvenir à enrayer la progression du mal, ajoutait-il.

   Abasourdie, assommée, incapable de décider, de penser, je tombe dans un gouffre qui me semble ne pas avoir de limite. Je me demande simplement à quel moment je vais m'écraser et si je vais m'écraser ou tout simplement continuer cette chute pour le restant de mes jours. En un instant se sont mises à défiler sur ma rétine des ribambelles d'images que je n'imaginais même pas avoir emmagasiné dans ma mémoire. Des photographies en noir et blanc, des diapositives aux couleurs éclatantes, des photos aux coins racornis aux couleurs passées. Le fleuve chagrin a tout emporté, les larmes déferlent et me noient pourraient-elles me noyer pour de bon que je les accueillerais avec joie. Je suis en train de vivre la fin d'un monde et je ne sais de quoi l'autre sera fait. 

   Il faudra huit jours pour que quelqu'un frappe à ma porte, durant ces journées, je n'ai pas mangé juste bu du thé tant qu'il y en a eu dans la boîte. Je tiens à peine sur mes jambes mais les bruits à ma porte ne cessant pas j'ai fini par me décider à aller ouvrir. 

   Ce fut une rude démarche mes jambes refusaient toute assistance, il m'a fallu m'appuyer sur le bord du lit, puis de la table et finalement en glissant le long du mur pour ne pas tomber progresser par à coup pour gagner la porte ce qui au vu des dimensions des lieux laissait pantois.

   Un espoir fou m'a saisi, il y avait eu erreur, elle n'était pas morte, elle venait me voir. En tâtonnant j'ai réussi à déverrouiller. Hélas ce n'était pas elle mais mon voisin qui n'a pu s'empêcher de pousser un cri en me voyant.

   J'ai dû faire une syncope car je me suis réveillée un moment plus tard, assise par terre dans sa douche, l'eau me dégoulinant sur tout le corps. Je ne comprenais pas bien pourquoi il m'infligeait ce traitement, j'étais donc si sale ?

   A cet instant j'ai réalisé que l'eau au fond du bac à douche présentait des traînées de noir de rouge d'orange. Que mes bras et mes jambes étaient couvertes de plaques de ces couleurs. J'ai fermé les yeux et je me suis retrouvée dans cette pièces à la décoration de chambre mortuaire ce n'était donc pas un rêve mais une réalité et les peintures qui ornaient les murs l'une de mes réalisations !

   Lui me regardait avec une moue amusée se demandant bien ce que j'avais pu fabriquer pour me mettre dans un état pareil. Je me laisse prendre en charge, il m'a savonné le corps, shampouiné. Il a dû doit parfois frotter fort car certaines plaques étaient sèches preuve qu'elles remontaient à plusieurs jours. Il est allé chercher un peigne pour enlever les écailles qui avaient séché dans mes cheveux, j'ai cru à ce moment qu'il allait m'arracher le cuir chevelu.

   Une fois enroulée dans un drap de bain il m'a saisi à bras le corps pour me transporter dans le lit en me disant tu ne bouges pas je vais te préparer un petit déjeuner. Je n'ai pas osé lui dire que je serais incapable d'avaler une bouchée. Un bol de chocolat des tartines beurrées avec miel et confiture son plateau était appétissant, mais j'ai commencé à sentir mon estomac qui se contractait.

   Il a calé les oreillers pour que je sois bien assise, mis une serviette sur mes genoux, pris le bol et sans me demander mon avis m'a fait boire en veillant à ce que ce soient par petites gorgées. Pour les tartines il a senti que je renâclais, il a alors changé de stratégie il les a coupées en toutes petites portions et données à manger avec une fourchette. Après quelques bouchées, voyant que je commençais à saturer, il a mangé ce qui restait dans l'assiette ce qui m'a fait sourire.

  • Tu souris on est sur la bonne voie. Il faut que tu dormes, après si tu veux, tu m'expliqueras.

Très vite avant de sombrer j''ai eu le temps de murmurer

  • Maman est morte.

Il n'a rien dit, remonté la couette, s'est assis contre moi en me serrant la main et je suis partie !