Chapitre 1 : Bon anniversaire !

 

Colin, Lisa et leurs parents.

Papa : Vous auriez pu vous saper un peu mieux, quand même, ne serait-ce que pour faire honneur à la cuisine de votre mère ! Moi, le dimanche je devais mettre une cravate et me farcir la messe. Fameuse, ta canette aux cèpes, Martine ! J’ai bien fait de faire un détour hier par la forêt (de Bellebranche) ! Ce matin y’avait plus rien, après l’entraînement. En plus, ça m’a calmé. Les gamins étaient mous, tous sur leur portable au lieu de se faire les muscles.

Maman : Votre père a raison, même pour vos copains vous vous habillez mieux ! Pour nous, bien sûr…

Colin : A propos de portable, je pourrai peut-être en avoir un, maintenant que j’ai douze ans, tous mes copains en ont un depuis longtemps !

Papa : Oui mais toi, au moins, t’es pas comme eux, tu fais des progrès en foot ! On pourra t’inscrire en sport-études l’année prochaine. Eux ils croient que le match contre La Flèche dans 15 jours  va se faire tout seul ! Et dire que je leur sacrifie tous mes dimanches matin !

Maman : Avoue que ce n’est pas un gros sacrifice !

Lisa : Papa, Colin t’a demandé pour le portable, c’est son anniversaire aujourd’hui, tu pourrais lui répondre !

Papa : Et depuis quand on te demande ton avis ? Va plutôt chercher ton gâteau, et compte bien les bougies !

Maman : Ça ne sentait pas un peu le cramé tout à l’heure ?

Lisa : Ah bon, t’as remarqué ? Bof, j’ai retiré la croûte et fait un glaçage, ça devrait le faire !

« Bon anniversaire, nos vœux les plus sincères ».

Maman : Ah, le 7 novembre 2010, pour moi c’était hier…

Colin : Merci merci, je peux ouvrir mes cadeaux maintenant ? Oh, Lisa, sympa, ta BD !

Papa : Ok, mais n’oublie pas de lire aussi de vrais livres, hein ! Tiens, voilà la suite !

Colin : Ah, Maman, je me doutais bien qu’elle était pour moi, cette écharpe, et,  oh, une paire de crampons neufs ! Super ! Alors si je comprends bien, je vais devoir attendre Noël pour le portable ?

Papa : On verra. Bon, t’es content quand même ?

Colin : Ouais, mais pour le sport-études, je sais pas…

Maman : Déjà que Lisa va partir à la fac, on va se sentir bien seuls !

Papa : Écoutez-moi la mère poule ! On fait pas des gosses pour les garder !

Lisa : Bon, c’est pas le tout, mais demain j’ai un DS de philo, alors ciao tout le monde !

 

 

Chapitre 2 : Une journée au lycée

 

Comme d’habitude, c’est Papa qui m’emmène au lycée en partant à l’usine. J’ai la boule au ventre à cause de mon devoir de philo, mais lui ne parle que  de ses entraînements de foot, et de la chance que j’ai qu’il fasse le taxi pour moi, il passera me prendre à 15 heures à la fin des cours. J’aurais bien aimé discuter avec  Clara et Anna dans le bus…Pendant la récré du matin, j’ai tellement mal au ventre que je passe à l’infirmerie, c’est juste avant le devoir, mais l’infirmière, qui me sait bonne élève, ne flaire pas la bonne excuse et me fait parler un peu de ma famille. Ça et une tisane de tilleul, et je rejoins la classe plus confiante. Le prof ne s’est pas foulé et nous a refilé le sujet de bac de l’an dernier « sommes-nous responsables de l’avenir ? »

J’ai fait un gros laïus sur Greta Thunberg, j’espère que cela passera, mais je n’ai rien trouvé dans 

mon stock de citations pour l’illustrer. Après la cantine, j’ai encore mal au ventre et m’en vais vomir mon déjeuner aux toilettes. Clara et Anna s’inquiètent. Je leur raconte le repas d’anniversaire de mon frère. Selon elles, nous sommes trop vissés. Quand même, pourquoi critiquer le gâteau et mon cadeau, pourquoi Colin n’a-t-il pas droit à un portable, jamais elles ne pourraient vivre dans une telle famille. A ma place, elles se seraient tirées depuis longtemps.

Je passe le début de l’après-midi à l’infirmerie où mon père me récupère furieux. Je m’écoute trop, une heure de jogging dans le bois de Bellebranche et tout ira mieux. Encore une fois, mes performances, car je cours tous les jours, et d’une belle foulée, l’intéressent plus que mon for intérieur, que je cadenasse à nouveau.

 

 

Chapitre 3 : le jogging

 

Tiens, voilà la petite qui m’a offert une bière hier au Bar du Maine… Curieux d’ailleurs de l’y voir, les ados se retrouvent plutôt au Globe, et Jack a failli refuser de la servir. Elle est restée un bon moment à griffonner dans son carnet, et c’est quand je l’ai vue trembler et s’essuyer discrètement les yeux que je me suis décidé à lui parler. Je m’y connais avec les mômes, j’aurais pu faire psychologue si j’avais continué dans les études. Bon, là, ça a l’air d’aller mieux, ça va lui faire du bien de courir, c’est qu’elle est bien gaulée avec son short et son tee-shirt bien ajusté, faudra qu’elle fasse gaffe avec les jours qui raccourcissent, je la mettrai en garde si elle revient au Maine. 

Hier, mine de rien, je lui ai raconté mon accident de travail, ensuite mon divorce, et mes virées chez Jack, (toute mon allocation y passe), qu’elle comprenne qu’elle n’était pas la seule à avoir des galères.

- Alors, petite, il te fait des misères, ton amoureux ?

Je me suis assis à sa table, on a bu un verre ensemble. C’est pas comme moi, elle a pas trop l’habitude de causer, alors elle a tout déballé, son père qui la flique, sa mère qui a décidé qu’elle ferait ses études à la Catho d’Angers, quand tous ses potes iront au Mans. Sous prétexte qu’ils n’ont pas le bac, ils reportent tout sur son frère et elle, lui sera pro de foot et elle médecin. Les gosses étouffent, c’est normal, ils ne les laissent pas souffler, d’ailleurs si elle est au Maine, c’est que mercredi dernier son père l’a récupérée au Globe et lui a foutu la honte devant ses potes. Pauvre ‘tiote. 

Tiens, la voilà qui s’arrête, elle va pas se remettre à pleurer, quand même ! Elle pose quelque chose par terre, on dirait ! C’est pas très prudent, il ne passe pas grand’ monde ici, mais faudrait pas qu’elle se les fasse piquer, ses écouteurs, quand même ! J’irais bien lui causer, mais elle va croire que je la suis, déjà que les flics m’ont pas à la bonne… Mais pourquoi elle s’enfonce dans le bois ? Ah, zut, déjà 5 heures, Jojo a promis de payer sa tournée, j’enfourche mon vieux clou et j’y retourne.

 

 

Chapitre 4 : les infos

 

Mesdames Messieurs, bonsoir, au sommaire de vos informations régionales FR3 Maine, ce lundi 8 novembre, la disparition inquiétante d’une jeune fille au cours de son jogging quotidien d’une heure dans le bois de Bellebranche, sur la commune de Saint Brice. La jeune Lisa, 17 ans, a quitté le domicile familial vers 16 heures, et son père a découvert sa montre GPS, son portable et ses écouteurs à la lisière du bois vers 18h40. La gendarmerie, aussitôt prévenue, et en présence de possibles traces de sang sur l’un des objets, a immédiatement diligenté une enquête pour enlèvement et séquestration sur mineur. D’importants dispositifs devraient être déployés ce soir et demain. Souhaitons que cette affaire connaisse rapidement une issue heureuse.

 

France Inter, il est 8 heures. Toujours pas de nouvelles ce mardi 9 novembre de l’adolescente portée disparue en Mayenne. Deux cents gendarmes, dont un escadron, une unité équestre, un hélico venu de Rennes, deux équipes cynophiles et une brigade fluviale doivent arriver sur place dans la journée. Interviewé, le commandant de gendarmerie de Sablé a déclaré :  « nous savons tous que dans ce genre d’affaires plus le temps passe, plus l’espoir de retrouver vivante la jeune fille s’amenuise ».

 

 

Chapitre 5 : A la gendarmerie

 

Gendarme 1 : Bon, on reprend l’interrogatoire. Nom, prénom, adresse, profession.

Homme : Je peux avoir un petit déj’ d’abord ? Toute la nuit sur votre banc, c’était pas top. Ça m’apprendra à m’inquiéter pour cette gamine.

Gendarme 1 : C’est pas le Ritz, ici. Nom, prénom…

Homme : Je vous ai dit tout ça hier ! Jean-Claude Mazurier, cariste, en recherche d’emploi. Bien sûr ça fait de moi un suspect ! J’en peux plus, moi !

Gendarme 2 : Ça va Monsieur ? On vous apporte un café, ensuite vous allez pouvoir nous aider !

Homme : C’est ce que je fais depuis hier ! Combien de fois je vous ai appelés ! Je l’ai vue, moi, la petite ! Elle allait pas bien ! 

Gendarme 1 : Sûr qu’elle doit pas être en forme après ce que vous lui avez fait. Alors, vous dites l’avoir vue au Rond-Point de Bellebranche. Qu’est-ce qu’elle faisait ?

Homme : Qu’est-ce que vous insinuez, j’ai rien fait, j’ai juste trouvé ça bizarre qu’elle pose sa montre et ses écouteurs par terre comme ça…

Gendarme 2 : Allons, allons, on ne vous accuse de rien, mais sa famille s’inquiète, vous comprenez ?

Gendarme 1 : Vous êtes sûr que ce n’est pas vous qui avez placé ces preuves à cet endroit ?

Homme : Ça y est, c’est encore moi qu’on accuse. Et pendant ce temps-là, pauvre ‘tiote…

Gendarme 2 : Nous avons déployé d’importants dispositifs de recherche.

Gendarme 1 : Et si on retrouve votre ADN quelque part, vous êtes cuit. Plus vous nous cachez des choses, plus ça va vous coûter cher. Surtout avec votre casier. Ce n’est plus un simple cambriolage, là ! Aujourd’hui, il ne faut pas s’aviser de ne serait-ce que frôler le popotin d’une nana. Et depuis quand connaissez-vous Lisa ?

Homme : Oh, doucement, elle a l’âge d’être ma fille ! C’est seulement la deuxième fois que je la voyais, avant-hier on s’est causés au Maine, et croyez-moi, elle était pas dans son assiette.

Gendarme 1 : Ouais, et vous, vous aviez encore un coup dans le nez, c’est ça ?

Homme : D’accord, hier, j’avais un peu bu, mais à chaque fois que je venais aux nouvelles, vous m’envoyiez bouler, comme si un gars comme moi, c’était louche, alors je retournais chez Jack me taper un godet, et puis j’ai fini par m’acheter une bouteille.

Gendarme 2 : C’est comme ça qu’on finit en cellule de dégrisement ! Vous étiez seul, hier ?

Homme : Voilà que ça recommence, qu’est-ce que vous imaginez, qu’on s’y est mis à plusieurs pour l’enlever et la violer ? Franchement, ça gamberge sec chez vous !

Gendarme 1 : Attention, pas d’insulte à agent, hein ! On peut connaître le motif de votre divorce ?

Homme : Qu’est-ce que je disais, je battais ma bonne femme, c’est ça ! Vous savez pas comment elles sont, quand vous perdez votre boulot, elles vous virent, c’est comme ça…

Gendarme 1 : Et l’alcoolisation, ça a commencé avant ou après votre rupture ?

Homme : Faut pas croire, je suis pas un poivrot !

Gendarme 2: On vous croit, en attendant, on vous garde au chaud, il ne s’agirait pas que vous vous fassiez lyncher, hein, et vous avez le droit à un avocat. On prévient le commis d’office ?

 

 

Chapitre 6 

 

Homme dans sa cellule :

“She hangs her head and cries on my shirt
She must be hurt very badly
Tell me what's making you sad, Li?
Open your door, don't hide in the dark
You're lost in the dark, you can trust me

‘Cause you know that's how it must be

Lisa Lisa, sad Lisa Lisa”

 

J’ai dans la tête cette chanson de Cat Stevens des années 70. On avait un chouette prof d’anglais qui nous faisait bosser sur ses textes, et ça m’est resté : Elle penche la tête et pleure contre ma chemise… Dis-moi ce qui te rend triste… Lisa Lisa, sad Lisa Lisa. Marrant, c’est le même prénom que la petiote, et aussi la même  histoire, elle est embourbée dans ses problèmes, on a beau dire, c’est pas toujours facile d’être ado, j’espère vraiment qu’elle n’a pas fait une connerie, faudrait que ses parents arrêtent de la pressuriser comme ça, je dis pas que j’ai été parfait avec mes gosses, mais au moins ils ont fait ce qu’ils voulaient.

 

 

Chapitre 7 

FR3 Maine, il est midi. Toujours pas de nouvelles de Lisa, cette joggeuse de 17 ans disparue depuis maintenant plus de 20 heures. Un homme d’une quarantaine d’années, connu pour plusieurs délits de droit commun, est en garde à vue à la gendarmerie de Sablé sur Sarthe.

 

 

Chapitre 8 : Monologue

 

Clara est passée tout à l’heure avec une thermos de chocolat et un croque-monsieur. Je commençais à avoir vraiment faim, depuis hier soir je n’avais mangé qu’une barre de céréales. Heureusement qu’il ne fait pas trop froid dans l’abri de jardin de la vieille, et qu’elle y a mis une chaise longue avec une couverture polaire. Je l’avais repéré cet été quand je suis venue lui rendre visite avec Mamie, c’est bien pratique ce trou dans la haie pour y rentrer, et comme elle ne bouge pratiquement plus de son fauteuil, ce n’est pas elle qui va venir fouiner par ici. J’avais l’intention d’y rester 2-3 jours, histoire que Papa et Maman comprennent que c’est bon, je peux décider de ma vie toute seule. Je n’avais pas prévu que ça fasse tout ce raffut, Clara m’a dit que j’étais passée aux infos, qu’il y avait des flics partout, et qu’ils ont même arrêté ce type avec lequel j’ai discuté l’autre jour au Maine. Ça commence à faire beaucoup, tout ça, mais comment m’en sortir ? Clara dit que je devrais simuler un enlèvement, me pointer au kebab, et dire que j’ai réussi à m’enfuir. Elle m’a aidé à faire des trous dans mon teeshirt avec ses ciseaux et me conseille de me blesser un peu en repassant la haie. Le tout, c’est d’avoir une histoire qui tienne debout. J’ai tout l’après-midi pour en inventer une. Perso, j’aimerais mieux sortir tout de suite et tout avouer, mais elle a raison, ça risque de me coûter cher, vu les moyens déployés pour me retrouver. Je suis nulle, je rate tout, même mes fugues. Quand même, je ne pensais pas que Papa allait donner l’alerte aussi vite, ça ne faisait même pas deux heures que j’étais partie qu’il était déjà chez les flics. Mais ce type qui est en garde à vue à cause de moi, je m’en veux ! Comment je vais m’en tirer ? Si Clara m’avait laissé ses ciseaux, je me taillerais bien les veines…

 

 

Chapitre 9 

 

Kebab : Petite frite ou grande frite ? Sauce blanche ou ketchup ?

Clara : Pas de frites, merci, de la sauce blanche, tu me mettras aussi un coca.

Kebab : Ça a été ta journée ?

Clara : Bof, tu sais, Lisa, j’espère qu’ils vont bientôt la retrouver, c’est ma copine, et tout le monde me tombe sur le paletot, le proviseur, le CPE, et même son père qui m’attendait à la sortie du bahut.

Kebab : C’est un peu normal, quand même…

Clara : Oui, mais de là à déployer toute la cavalerie… Tu peux mettre un peu plus de sauce ?

Kebab : On dirait que t’as pas mangé à midi ! Ah, mais ça alors ! Regarde qui vient de pousser la porte !

Clara : Oh, Lisa ! Ou t’a cherchée partout ! Mais d’où tu viens ?

Lisa : …

Kebab : Mon Dieu Lisa, t’es dans quel état ! Entre, assieds-toi, tu veux boire quelque chose ? Aziz, passe-moi ta veste, elle a froid, et appelle vite la gendarmerie !

Lisa : …

Kebab : Elle est choquée, la petite ! On t’a fait du mal ?

Lisa pleure, tremble, est incapable de prononcer un mot.

Très vite arrive devant le Kebab une voiture bleue suivie d’une ambulance, qui emmène Lisa. Clara s’éclipse.

Les journalistes sont là un peu plus tard, ils n’ont pas eu le temps de la photographier ni de l’interviewer, mais le maire de Sablé et les gérants du Kebab leur fournissent assez d’éléments pour nourrir leurs papiers : Elle était choquée, s’était sûrement sauvée du lieu où elle était retenue prisonnière, et présentait des blessures superficielles. Avait-elle été agressée sexuellement ? La suite de l’enquête le dirait. Le maire a promis que les efforts déployés pour la jeune fille seraient maintenus pour retrouver le ou les auteurs de cet acte abject. « C’est un soulagement pour tout le monde, je l’ai vu dans le regard des gendarmes, également pour sa famille, je pense qu’ils ont vécu très durement ces dernières vingt-quatre heures ». 

Et voilà, le papier est torché. Titre : Vivante ! La jeune joggeuse a été retrouvée.

 

 

Chapitre 10 : A l’hôpital

 

Installée dans sa chambre, Lisa voit le médecin légiste, puis ses parents.

Médecin : Bien sûr, nous allons devoir attendre les résultats des analyses, mais votre fille ne semble pas avoir subi d’attouchements sexuels, elle-même le dit, mais elle va avoir besoin d’être très entourée,  parfois les blessures morales font plus de mal que les égratignures qu’elle montre,  si vous voulez retrouver ses agresseurs, soyez bienveillants et compréhensifs, mais ne l’accablez pas de questions, elle aura bien assez des gendarmes pour l’interroger.

Père : C’est qu’elle ne nous dit jamais grand’ chose, mais nous sommes tellement contents de l’avoir retrouvée vivante…

Mère : Notre petite fille, vous savez, elle est assez réservée, j’espère que les gendarmes sauront y faire mieux que nous !

Médecin : Ne dites pas ça, voyons ! Une ado, ce n’est jamais facile…

Lisa : Je vous entends, vous savez ! Pas la peine de parler dans mon dos ! Pourquoi vous parlez toujours de moi à la troisième personne ?

Médecin : Délire de persécution, il va falloir lui faire voir une psychologue. Au revoir, mademoiselle, et vous, les parents, bon courage !

Lisa : Ouf, il est parti ! C’est vous qu’il encourage, comme si ce n’était pas moi qui avais été enlevée ! 

 

 

Chapitre 11 : L’interrogatoire

 

Gendarme 1 : Bonjour Lisa, pouvez-vous nous raconter comment les faits se sont déroulés ?

Gendarme 2 : Comment allez-vous Lisa, bien remise ? Êtes-vous bien installée, et voulez-vous que je vous fasse apporter quelque chose à boire ? Un petit gâteau ?

Lisa : Euh, merci, je veux bien un Coca, je voudrais bien rentrer chez moi…

Gendarme 1 : Il y en a un qui est bien content, c’est le gars qu’on avait mis en garde à vue, il paraît que vous le connaissez ?

Lisa : On a bu un verre au Maine, je l’avais jamais vu avant, mais fallait pas le mettre au trou, c’est un gentil !

Gendarme 2 : Il n’arrêtait pas de demander de vos nouvelles, on a trouvé ça louche ! Alors, si c’est pas lui, pouvez-vous décrire votre kidnappeur ?

Lisa : Euh, je suis fatiguée, on ne pourrait pas remettre ça à demain ? 

Gendarme 1 : Plus vite on aura son signalement, plus vite on mettra la main sur ce sinistre individu.

Il était grand ? Jeune ? 

Lisa : C’est une camionnette qui s’est arrêtée au rond-point, euh, ils étaient deux…

Gendarme 1 : Ah bon, deux, vous êtes sûre ? Quel genre de camionnette ? La marque ? Et les hommes, ils parlaient français ?

Gendarme 2 : Et si on vous montrait des photos de véhicules et de suspects, cela pourrait vous aider ? Vous voulez qu’on fasse venir vos parents ? Vous allez bien ?

Gendarme 1 : Laisse les parents en-dehors, veux-tu, il nous faut des détails.

Lisa : C’est que je ne me souviens plus très bien… Ah oui, un genre de Kangoo, comme celle-là, noire, ou bleu foncée, je crois… Ils ont ouvert le coffre et m’ont jetée dedans. 

Gendarme 1 : Bleue, ou noire ? Et tu es bien sûre qu’ils étaient deux ?

Gendarme 2 : Arrête, tu vois bien qu’elle n’est pas bien, la petite. Mademoiselle, regardez donc dans cet album, et dites-nous si vous voyez des ressemblances avec les deux hommes. Cela nous permettra de diffuser des portraits robots.

Lisa : J’ai mal à la tête, et je n’ai pas mes lunettes, c’est pas facile !

Gendarme 1 : Apporte-lui une loupe. Alors, blond ou brun ? Barbu ? Moustachu ? Basané ?

Lisa : Ah oui, celui qui conduisait, il était grand comme vous, les cheveux longs et une barbe, votre âge à peu près, pour le reste, comme il avait des lunettes de soleil…

Gendarme 1 : Et quel âge tu me donnes ? Quelle couleur, les cheveux ?

Lisa : Euh, je sais pas, moi, cinquante ans ? Les cheveux gris, comme vous, mais je ne le voyais pas très bien, de là où j’étais…

Gendarme 1 : Et son acolyte ?

Lisa : Son quoi ?

Gendarme 2 : La personne qui l’accompagnait, vous l’avez bien vue ?

Lisa : Ben non, euh, elle était derrière moi,  elle m’avait mis la main sur la bouche, je ne sais pas bien…

Gendarme 1 : Elle, ou il ? Tu avais dit que c’étaient deux hommes ?

Lisa : Oui, deux hommes, mais vous avez dit la personne… Vous m’embrouillez, je veux rentrer !

Gendarme 2 : Vous êtes bien fatiguée, mademoiselle, on va vous laisser vous reposer.

Gendarme 1 : Oui, on reprendra l’interrogatoire demain.

Gendarme 2 : On vous posera d’autres questions, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, à moins qu’on ne les ait arrêtés d’ici là, au revoir, mademoiselle. 

… Un peu plus tard : 

Gendarme 2 : Tu lui as fait peur, à la petite, ce n’est pas elle qu’il faut passer sur le gril !

Gendarme 1 : Tu ne pourras pas m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de louche là-dedans, je me demande si elle ne les connaissait pas, et si elle n’inventait pas tout au fur et à mesure, j’en ai vu, des mythos, crois-moi, c’est comme toutes ces filles qui crient au viol dès qu’on les effleure…

Gendarme 2 : Si c’est le cas, ce n’est pas en jouant au croquemitaine que tu vas y arriver, et elle a quand même disparu 24 heures ! Laisse-moi faire, je vais la mettre en confiance.

 

 

Chapitre 12 : A la maison 

 

Maman : Ça va ma chérie ?

Colin : Ils sont partis, les journalistes ? Depuis lundi, ils n’arrêtent pas de tourner autour de la maison, je peux plus rien faire !

Maman : Ça va, Colin, c’est quand même ta sœur la victime !

Colin : Y en a que pour elle en ce moment !

Papa : Si je ne m’étais pas inquiété dès ton moindre retard, si je n’avais pas retrouvé tes écouteurs, qui sait où tu serais en ce moment ! 

Lisa : Bon, moi, je suis pas bien, je monte dans ma chambre, continuez à vous disputer sans moi !

 

 

Chapitre 13 : A la gendarmerie

 

Gendarme 2 : Bonjour Mademoiselle, avez-vous bien dormi ? Je vous présente Madame Lazard, notre psychologue, qui va vous aider à remonter dans vos souvenirs.

Mme Lazard : Bonjour Lisa, comment allez-vous aujourd’hui ?

Lisa : Bien, merci madame, mais fallait pas vous déranger, j’aimerais bien retourner au lycée, j’ai le bac à préparer, moi !

Mme Lazard : Nous savons bien, ne vous inquiétez pas, nous ne sommes qu’en novembre, vous avez toute l’année devant vous, et vous êtes bonne élève, m’a-t-on dit…

Gendarme 1 : Il va falloir coopérer sérieusement, mademoiselle, imaginez que vos ravisseurs récidivent, ce serait un peu votre faute !

Mme Lazard : Nous allons essayer de remonter dans vos souvenirs. Vous avez dit à mes collègues avoir été enlevée par deux hommes. Y a-t-il des odeurs, des sons particuliers qui vous reviennent ?

Gendarme 2 : Avez-vous pu voir dans quelle direction ils vous emmenaient ?

Lisa : Euh, ça sentait le tabac dans la camionnette, et à l’arrière, il n’y avait pas de vitres, je n’ai rien pu voir.

Gendarme 1 : Combien de temps a duré le trajet, et où vous ont-ils conduite ? Si l’on n’a qu’une odeur de tabac à se mettre sous la dent…

Lisa, en pleurant : Je ne sais pas bien, moi, peut-être un quart d’heure, ou plus, ensuite ils m’ont couvert la tête, je me suis retrouvée dans une pièce assez sombre, avec un lit, et le soir ils m’ont apporté un sandwich et une pomme, ils ne m’ont pas touchée.

Mme Lazard : On le voit bien, vous avez quand même subi un traumatisme, qu’est-ce qu’ils vous voulaient, d’après vous ?

Gendarme 1 : Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas une histoire de rançon, vos parents ne sont même pas propriétaires. Le club de foot de votre père, peut-être ?

Gendarme 2 : Une histoire de traite des blanches ? Ils voulaient l’emmener à l’étranger pour la prostituer ?

Lisa : Ah oui, ça se peut bien.

Mme Lazard : Allons, ce ne sont que des racontars racistes, cela n’a jamais existé ! Ces deux hommes, sont-ils restés avec vous dans la pièce ?

Lisa : Euh, non, ils m’ont enfermée, mais le lendemain, après m’avoir apporté un goûter, ils ont oublié de fermer à clé, et j’ai réussi à m’enfuir.

Gendarme 1 : Bien attentionnés, et étourdis, vos soi-disant ravisseurs !

Lisa : C’est pourtant vrai, tout ce que je vous raconte ! Il y en a encore pour longtemps ?

Mme Lazard : On vous croit, ne lui en voulez pas. Vous êtes une jeune fille intelligente, vous avez sûrement relevé des indices, lorsque vous vous êtes enfuie, et comment êtes-vous arrivée au Kebab ?

Lisa : J’avais trop peur qu’ils me rattrapent, j’ai couru comme une dératée, je n’ai rien vu !

Gendarme 2 : Il n’y a pas un petit détail qui vous revient ? Avez-vous descendu des escaliers, croisé des gens, pris une route, ou un chemin ? Essayez de vous souvenir, mademoiselle !

Mme Lazard : Restez bien calme, Lisa, fermez les yeux, visualisez votre fuite. S’il s’agit d’une amnésie post-traumatique, nous aurons recours à l’hypnose, quelque chose finira bien par émerger !

Lisa, décomposée : Je… je… ne pensais pas… est-ce que je peux voir Maman ?

Mme Lazard : Que vous arrive-t-il, ma petite Lisa ? Voulez-vous que nous restions seules, je peux demander à ces messieurs de sortir un moment ?

Lisa, pleurant : Oui, oui, je veux bien.

 

 

Chapitre 14 : La vraie vérité

 

Mme Lazard : Je sens bien que quelque chose ne va pas, je vais mettre de la musique pour vous détendre. Voulez-vous une tisane ?

Lisa : Je ne pensais pas… Mais c’est mon père, aussi ! Toujours à me surveiller ! Dès que j’ai une demi-heure de retard…

Mme Lazard : Ah, les parents, ils croient bien faire, et parfois ils étouffent leurs enfants… Ce n’est pas qu’ils ne vous aiment pas, n’est-ce pas ? N’ayez pas peur, vous pouvez avoir confiance en moi.

Qu’est-ce qui vous tracasse comme ça ?

Lisa : Qu’est-ce qui va m’arriver si je vous dis ?

Mme Lazard : Vous n’avez pas été enlevée, n’est-ce pas ?

Lisa : …

Mme Lazard : Allons, vous pouvez me parler, hein !

Lisa : C’est tout ce bazar que ça a fait, je voulais juste souffler un peu, je ne pouvais pas vous dire ! 

Mme Lazard : Les adolescentes qui fuguent, ça arrive, il y a toujours quelque raison derrière. Où êtes-vous allée ?

Lisa : Je voulais juste qu’ils me foutent la paix et qu’ils me laissent faire mes études au Mans avec mes copines. Je comptais rentrer bientôt, j’étais dans le cabanon de jardin d’une vieille dame que je connais. Mais elle n’en savait rien !

Mme Lazard : Et si vous racontiez tout ça à mes deux collègues, qu’on puisse arrêter les recherches ?

Lisa : …

France Inter, il est 8 heures. Une bonne nouvelle pour ouvrir le journal ce mercredi 10 novembre. La jeune Lisa, qui avait disparu lundi soir pendant son jogging, a été retrouvée saine et sauve hier en fin de journée. Notre correspondant local tentera de faire toute la lumière sur cette affaire.

 

Corr. Loc. : Je me suis rendu devant le lycée de Sablé sur Sarthe où est scolarisée la jeune Lisa. Difficile d’approcher ses camarades, qui semblent avoir reçu la consigne de ne pas parler aux journalistes. Une jeune fille : « On était choqués, on l’a crue morte, il y en a beaucoup qui ont pleuré ». 

Et un jeune, qui est dans sa classe, m’a dit ne pas comprendre pourquoi cette histoire intéresse autant. « Elle s’est fait sa série Netflix et puis voilà, c’est tout, c’est fini ». 

Il apparaît en effet que la jeune Lisa a menti. Vraisemblablement, des consignes ont été données au lycée de ne pas évoquer l’affaire, cela serait le seul moyen de la protéger. Il y a eu de nombreuses incohérences dans son témoignage, Lisa n’avait pas réussi à décrire ses ravisseurs alors qu’elle avait déclaré qu’ils n’étaient pas cagoulés et qu’elle n’avait pas les yeux bandés. Elle n’avait pas pu décrire la maison dans laquelle elle avait été séquestrée, ni la camionnette. L’examen médical avait révélé des blessures légères type égratignures, et pas de violences sexuelles. Nous avons demandé son avis à un psychologue spécialisé dans le mal-être des adolescents.

Monsieur Germain, que pensez-vous de cette affaire ?

Mr Germain : Ici, tout le monde se connaît, ça risque de la poursuivre. De plus, vu l’ampleur des moyens déployés pour la retrouver, elle encourt, si le juge est sévère, une amende, voire une peine de prison avec sursis. Elle a quand même 17 ans ! Je pense cependant que la gendarmerie a été un peu vite en besogne. Si nous avions été consultés en amont, on aurait pu éviter tout ce battage !

Corr. Loc. : D’après vous, ce comportement pourrait-il être lié au traumatisme causé par un cambriolage au domicile familial en 2019 ?

Mr Germain : Vous, les journalistes, fouillez pour connaître les moindres détails de la vie des gens, pour faire du sensationnalisme. Nous, par contre, c’est pour faire émerger l’inconscient !  

Deux hypothèses pourraient éclairer ce mensonge adolescent. La première, il serait là pour révéler aux yeux de tous une « vérité » qui jusqu’à présent n’aurait pas pu être entendue.  Une stratégie pour « mettre les pieds dans le plat », et se libérer d’un insupportable poids. Il s’agit alors d’une pathologie narcissique : L’adolescent est en recherche d’une identité. Il doit s’éloigner des figures parentales et se construire loin d’eux, ce qui n’est pas sans susciter de l’angoisse. Ses amis sont un formidable support pour se rassurer. Être reconnu par eux est essentiel. Parfois, la reconnaissance n’est pas à la hauteur des attentes. Cela peut être douloureux et d’autant plus critique quand l’écart est grand entre ce qu’il ressent être, son moi, et ce qu’il voudrait être, son idéal du moi. Il se sent nul, alors qu’il voudrait être tout puissant. Le mensonge, l’affabulation peuvent être des stratégies pour masquer ce sentiment d’insignifiance insupportable et lutter contre un effondrement dépressif.

La deuxième, de façon beaucoup moins aigüe et dramatique, s’inscrit dans une logique d’autonomie vis-à-vis des adultes. C’est une façon banale de se préserver une zone d’intimité, d’avoir une liberté souvent contrainte par les limites imposées par les parents : Je dors chez untel, alors que je suis resté chez un autre, etc… Mensonges qui méritent un dialogue en famille, mais qui, le plus souvent, ne sont pas le signe d’une grande souffrance psychique.

Je pense que c’est le cas de Lisa, et que le plus grand service que l’on puisse lui rendre est de la laisser tranquille, ce que le personnel éducatif de son lycée me semble avoir compris !

Corr. Loc. : Je vous remercie, il est grand temps pour nous de rendre l’antenne, à vous Paris !