Lorsque que j'entre en période de déprime pour causes familiales, enfin plus particulièrement de "Mère", je me demande si quelque part il n'y aurait pas eu intérêt à être née orpheline. Ces séquences sont tellement gourmandes en énergie que j'ai parfois la tentation de rester couchée toute la journée.

   Je perds mon désir de poursuivre mes recherches et études du Sanskrit, je ne regarde plus par la fenêtre pour observer mon banc, je ne rêve plus pendant mon sommeil, du moins je le pense. Le pire, c'est qu'à chaque séquence je noie mon oreiller et je perds quatre kilos alors que je n'en ai déjà pas trop, ensuite, il faut que je me gave de pâtes pour me remplumer et récupérer quelques grammes.

   Là, mère n'y était pour rien c'est mon frère qui n'avait mis le moral à bas. Il m'avait crié dessus en termes si peu amènes alors que je n'y pouvais rien.

   Il exigeait des explications sur la présence de ce condensé de rapports sur mon bureau alors que je n'avais réalisé sa présence que quelques instants avant qu'il n'arrive.

Bien entendu comprendre de quoi il retournait n'avait pas été bien difficile, sans pour autant m'expliquer de quelle façon il était parvenu dans ma chambre. Dans sa colère il n'avait reproché de lui cacher la vérité. 

  • Tu complotes derrière mon dos, alors que moi je te faisais confiance, ce n'est pas classe comme comportement !

Un cauchemar, quel complot ? où voyait-il une forme de trahison de ma part ? Si quelqu’un cachait quelque chose à l'autre c'était bien lui. Que craignait-il, que je rapporte aux parents ce qu'il m'avait confié ? que je révèle à toute la famille l'état d'effondrement dans lequel je l'avais trouvé ?

   C'était peut-être ce qu'il aurait fallu que je fasse pour l'obliger à sortir de cette situation ubuesque. Enfermé dans sa bulle il se croyait coupable alors qu'en réalité il n'était que la victime d'une sorte de phénomène institutionnel.

   Je suis restée sous la douche laissant l'eau me caresser le corps pour me détendre jusqu'à ce que je prenne conscience qu'ayant consommé toute l'eau du ballon désormais elle était très froide. 

   Ensuite, séquence de boulimie : une boîte de crème de marrons à la cuillère à soupe, puis tubes de lait concentré tété à pleine bouche comme le chevreau sous sa mère.

   Sur le moment, pas à dire, cela apaise en apportant une réponse aux besoins affectifs fondamentaux. En revanche je ne vous dis pas les conséquences, mal au cœur, insomnies, vomissements et gueule de bois comme si on avait absorbé une bouteille de vodka. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais d'expérience c'est tout. Dans ce cas de figure, les dégâts collatéraux étaient bien pires encore, ne serait-ce que par la honte ressentie le lendemain lorsqu'il faut se regarder dans la glace et nettoyer les traces de cet abandon du respect de soi.

On sait très bien que cela ne sert à rien, pourtant je passais un temps fou à insulter ce grand "con de frère" qui me pourrissait la vie, le vouant aux gémonies pour, dans la seconde d'après avoir les larmes aux yeux en pensant à lui. 

   Il n'y a pas à dire, vivre c'est bien compliqué surtout quand on a une famille comme la mienne, mais ne sont-elles pas toutes de cet acabit ?

   Est-ce la présence du soleil qui passe un œil, mais depuis hier au soir le boulevard a repris vie et le trafic s'y fait plus intense ? Avec ce ronronnement on a moins l'impression de vivre dans le désert.

   Moi qui ne rêve soi-disant pas, il me revient des brides de souvenirs de ce qui s'est passé dans mon sommeil : je suis dans une pièce dont le sol le plafond et les murs sont recouverts d'inscriptions en sanskrit. J'en ris toute seule on se croirait dans un manga mais là le mien était en couleurs.

   C'est une impression étrange qui me fait penser aux représentations de chambres mortuaires égyptiennes, celles dont les parois décorées de hiéroglyphes représentent la prière des morts accompagnée de peintures avec Anubis procédant à la pesée du cœur du défunt ou de son âme enfin je ne sais plus très bien, mais je suis troublée par cette résurgence dont je ne saisis pas le fil.

   Ce doit être un phénomène de "ranscitude" qui commence à me gagner dans cette cellule de nonne laïque où je croupis, il faut d'urgence que je m'aère le corps et les méninges.

   Où est-il le temps où j'installais mon bureau face à ma fenêtre pour pouvoir observer les mouvements du mail, j'ai l'impression d'avoir perdu mon innocence faute de perdre ma virginité, il n'est pas revenu mon bel inconnu, bel enfin pour ce que j'en ai vu c'est peut-être beaucoup dire.

   J'attrape mon caban et je pars m'égarer dans les rues, il est fini le temps de l'insouciance médicale, il n'y a plus de sans masque dans les rues, chacun reste sur son quant-à-soi bien à distance. Peut-être est-ce mieux ainsi, pour accepter plus facilement ce désagrément il suffit de se dire que l'on est au carnaval de Venise et que l'on se promène incognito dans la foule de la place Saint Marc, ouverte à toutes les découvertes et pourquoi pas les aventures.

   Je suis allée jusqu'à Notre Dame me rendre compte par moi-même de ce que racontaient les médias. Une voiture de police stationnait au pied de la tour Nord. La banderole était toujours en place même si elle s'était en partie détachée et flottait lamentablement. J'ai demandé aux policiers de garde pourquoi elle était toujours là ?

  • Circulez madame, vous n'avez pas le droit de vous tenir ici, elle reste en place pour les besoins de l'enquête, à moins que ce soit vous et que vous veniez vous dénoncer !  

   Ils se sont esclaffés, la situation ne leur entamait pas le moral. Faut dire que le fait de stationner au pied de la tour juste en face de la préfecture de police avait quelque chose de surréaliste.

   La situation m'amusait, dommage que les amarrages n'aient pas tenu, désormais l'image qu'elle donnait avait un côté un peu ridicule.

   Pour me changer les idées je suis passée par la fac et coup de chance ma nouvelle amie tenait la permanence, j'ai dû attendre qu'elle ferme le guichet pour que nous puissions aller nous acheter des kébabs que nous avons savourés assises sur un muret au bord de la Seine. 

   Elle était dans tous ses états, elle ne prenait plus la pilule depuis quelque temps et après une soirée un peu arrosée elle avait eu des rapports avec un charmant garçon rencontré ce soir-là. 

  • Ce n'est vraiment pas le moment que je me retrouve enceinte, je m'en sors tout juste et puis ce type je n'ai pas l'intention de le revoir. Je suis vraiment une vraie pomme, nous n'avions pas de préservatif, mais il était si chou !

 

   Parlons-en, c'est-elle qui désormais risquait de devoir passer par la case avortement et le chou ne serait pas là pour lui tenir la main.

J'ai retrouvé le rapport Sauvé glissé dans ma boite aux lettres, il était accompagné d'un mot du frangin me demandant de lui indiquer comment je me l'étais procuré, très important souligné trois fois !!!

   Je me suis calée avec mes oreillers en position de yogi sur mon lit, et j'ai pris le temps de le lire. Comme on le dit souvent dans ces genres de situation j'avais l'impression de ne rien découvrir de nouveau que je ne connaisse déjà. Une pesanteur sourde devant l'importance des chiffres. Dans son étude la commission ne se contentait pas de donner le chiffre de l'évaluation des atteintes aux personnes dans le giron de l'église ou mouvement annexes. Elle donnait des évaluations sur les atteintes sexuelles aux enfants dans tous les secteurs de la société la part la plus importante revenant aux familles et à leurs proches.

   Devant ces chiffres on reste sans voix, d'ailleurs avec qui aurais-je parler de la solitude qui est la mienne.

   J'étais là emberlificotée dans mes oreillers et couvertures, les cheveux ébouriffés quand trois petits coup furent frappés à mon huis comme dans un conte et légende.

  • Oui j'arrive 

Le spectacle que m'offrit mon miroir était pitoyable bien au-delà de ce j'imaginais, mais mon frère en avait vu d'autres et il ne se formaliserait pas.

Recoiffée du bout des doigts je me précipitais pour lui ouvrir sans me demander une seule seconde pourquoi il frappait et n'entrait pas directement.

   On ne me désarçonne pas comme ça, je suis une femme de choc ! Eh bien là je fus incapable de prononcer une syllabe.

Devant mon air ahuri il prit les devants ;

  • Je vous prie de m'excuser, je ne savais pas que vous dormiez, je repasserai à un autre moment, je voulais juste un peu de café en poudre car je suis à sec et je n'ai pas envie de ressortir

   Poli, galant, respectueux, ce garçon était doté de bien des qualités il devait y avoir un vice caché quelque part. Une femme et trois gamins dans l'appartement en dessous du mien.

   Comment vous expliquer, il devait mesurer un bon mètre quatre-vingts, ce qui par rapport à mon mètre soixante me le faisait paraitre comme un géant. Un visage je ne vous dis pas, un nez fort gracieux des yeux rieurs que je découvrirais par la suite comme étant d'un vert profond. Une chevelure châtain clair, des boucles brillantes qui lui recouvraient les oreilles, limite le ras des épaules.

   Comme je restais sans voix il me fit un signe de la main et se retourna pour regagner ses pénates.

   Non, ne pas le laisser s'échapper ; il était là, il fallait lui offrir un café, ouvrir la bouche lui parler.

  • Attendez, le café je vais vous en préparer, j'en ai pour deux secondes !

   A cet instant il s'est retourné vers moi en souriant et m'est revenu en mémoire l'image de l'ange au sourire de Reims, il était aussi beau, en revanche il était bien vivant !