Hier au soir, j'ai reçu un appel téléphonique qui est venu me bousculer dans ma thébaïde, le virus était entré à la maison. Comme cela subrepticement comme un peu partout en ces années de grand dérangement.

   Pour preuve il y a deux jours un message de l'Université nous avait annoncé la suspension des cours pour deux mois. On nous priait de ne plus envoyer nos travaux et d'attendre le signal de reprise. Evidemment il en était de même pour nos examens qui se trouvaient déplacés d'un même délai. Alors l'annonce de la contamination familiale ne m'a pas prise au dépourvue

    Ok j'ai pris note, merci de m'avoir prévenue, personne ne semblait s'alarmer outre mesure, on me conseillait simplement de ne pas passer à l'appartement pour éviter d'être contaminée à mon tour. 

   C'était mon père le coupable de l'entrée de cette saleté dans sa base arrière. Dans le cadre de ses activités il considérait que porter un masque était incompatible avec l'image qu'il se devait de donner d'homme au-dessus de la mêlée. Que ce soit dans l'accueil de ses visiteurs, dans ses réunions, ses repas d'affaires. Il respectait les précautions de base, distanciations, décontamination des mains avec un gel hydroalcoolique, considérant par là qu'il fournissait déjà des efforts significatifs.

   Une petite toux, mal partout, deux cachets et on continue, et puis un matin le corps qui renâcle et la respiration qui devient difficile. Pour lui, la situation s'était normalisée en moins d'une semaine, c'est à ce stade que notre mère avait décroché.

   Transportée à l'hôpital dans un état sérieux, elle avait dû être intubée et plongée dans le coma.

   On imagine mal ce que cela peut représenter, comme séisme, un tsunami d'idées contradictoires. Pas elle,  le pilier de la maison, notre référence première, notre point d'amarrage. Vous allez vous demander ce qui me prend, moi qui ne cesse de la contrarier et de la rejeter.

   Vous savez ce que c'est, après on n'a plus que ses yeux pour pleurer, mais avant il faut bien que l'on se confronte à quelqu'un en qui l'on a confiance.

   Comme le jeune chat qui cherche la bagarre avec sa mère et qui lui saute dessus la mord la griffe jusqu'au moment ou d'un coup de patte un peu vif elle l'envoie rouler et qu'il couine un peu. Il arrive qu'elle morde la patte qui l'asticote pour qu'il se rende compte combien il lui fait mal, alors apaisé par cette remisse en place il vient se blottir contre elle et se met à téter. 

   Je ne suis pas inquiète, elle est en bonne santé en dépit de ses plaintes continuelles et de ses maladies de convenance. J'appellerais tous les jours pour savoir comment la situation évolue, cependant il y a tout de même au fond de moi une part d'angoisse qui ne veut pas se dissoudre et qui donne à mon cœur un rythme inhabituel.

   Le trafic du boulevard continue de se maintenir à un niveau élevé, à croire que tout le monde a choisi d'aller vivre au moins pour l'instant dans sa résidence secondaire ou de partir chez des parents à la campagne…

   Désormais, étant déchargée de mon travail pour la fac j'en profite pour peaufiner mes recherches et mes tours de main de dessinatrice. Un musicien fait ses gammes toujours et toujours. Refaire le geste encore et encore jusqu’à ce qu'il devienne naturel, que je puisse l'effectuer les yeux fermés. Mes exercices du moment portent sur le visage. Il n'y a pas que la représentation et la ressemblance qui importent, Une fois celles-ci posées faut-il encore l'animer, y mettre de la vie en accentuant des détails : une ombre, un trait au coin de l'œil, un pli au coin de la bouche, de l'arrondi ou du creux dans les joues, un bombé de la pommette, des ombres et de la lumière, croyez-moi j'en ai déchiré des feuilles et gommé bien des réalisations.

   J'ai entrepris de dessiner de mémoire mon visiteur d'un jour, un bon test, s'il se reconnaît c'est que je progresse, pour cela faudra-il encore que je le revoie. Quelle idée à t-il pu se faire de moi après cette première rencontre impromptue : une sorcière échevelée, incapable de prononcer un mot, qui plus est, lui a servi un café infect, sans même un morceau de sucre ni une goutte de lait.

   J'ai d'autant plus de regrets qu'il était très classe, rien de particulier, juste un look à faire la une d'un magazine ! Si mon frère daignait me faire signe je lui raconterais mes affres et lui saurait me conseiller.

   La radio a annoncé que la banderole des rois de David à Notre Dame a été rattachée et complétée. Cela fait du bruit dans la capitale ! qu'une telle action ait pu se conduire au nez et à la barbe de la police, laisse tout le monde pantois, les pauvres agents montant la garde dans leur voiture vont être renvoyés à la circulation.

   Ce qui fait moins rire, c'est que son contenu a été modifié cette fois elle porte l'inscription "300000" les points de suspension ont été remplacés par des zéros. Dès le départ j’avais eu un pressentiment sur la signification de cette action. C'était après avoir parcouru le résumé du rapport Sauvé, j'avais eu une certitude et j'avais raison. Le vent allait secouer ferme dans les clochers de nos villages. Il n'y avait plus que quelques jours à attendre, la délivrance pour les uns, un sérieux fardeau pour les autres.

   Mère est dans un état stationnaire, toujours intubée et dans le coma artificiel dans lequel on l'a plongée.

   J'ai un dilemme, il me faut trouver un prétexte pour aller sonner à l'étage du dessous, cela semble anodin, eh bien moi pour l'instant je n'y arrive pas, la peur du ridicule sans doute. Il faut dire que je ne connais pas grand-chose aux garçons et encore moins à leurs réactions quand une fille sonne à leur porte pour un prétexte futile !

   Dans un instant aussi important il faut tout de même savoir ce que l'on va chercher, et dans mon cas je ne suis pas bien certaine de ma quête. Il m'a plu, c'est évident mais est-ce suffisant pour débarquer chez lui ?

   Il est poli il va m'accueillir gentiment mais qu'elle image vais-je lui donner de moi ? C'est ce que l'on m'a inculqué depuis mon enfance, donner une bonne image de soi, un vernis de civilisation en fait. Avec le recul je découvre que cette éducation est un brin désuète et réac, comme s'il ne suffisait pas de s'accepter comme l'on est et d'où qu'on vienne. Trop tard pour ratiociner sur la question ; quand on est au pied du mur…

  Je suis retournée voire mon amie de la fac, cette rencontre a en définitive présenté bien des avantages, avec elle je peux aborder quantité de questions que je n'oserais même pas effleurer avec mon frère.

   Elle est carrée, pas besoin de circonvolutions, si tu as une question pose-la ! Elle a bien rigolé en écoutant mon récit.

  • Toi alors tu es bien l'oie blanche de service, tu es d'une naïveté désarmante, ta mère ne t'as rien appris. Et les vantardises de tes frères rien non plus. C'est vrai qu'ils se vantent mais ce qu'ils racontent te révèle leurs désirs profonds, mais aussi leurs peurs et leurs faiblesses.
  •  Avec toi tout est toujours si simple !
  • N'en crois rien, comme nous toutes je suis victime de mes peurs et de mes erreurs. Mais en ce qui te concerne, tu te fais belle juste ce qu'il faut, tu ne te la joues pas "attrape-mouches", il ne te laisserait même pas rentrer.

   Nous avons ri un moment à l'image de moi déguisée en attrape-mouches, soyons honnêtes un peu poule pour ne pas dire un peu plus !

   Puis la conversation a dévié sur la demande que je serais susceptible de formuler ou de ce que je pourrais lui apporter pour justifier mon intrusion. Les rires entrecoupant tous les dix secondes nos profondes réflexions.

   Elle semblait dubitative devant les motifs que je formulais pour me présenter chez lui. J'avais complétement oublié de lui demander son prénom ce qui la sidérait encore plus. Elle me sentait hésitante et immature, à la recherche d'une reconnaissance plus que d'un homme avec qui faire l'amour.

   Elle finit par me reposer la question d'une façon claire cette fois, car depuis le début de nos échanges nous avions tourné autour du sujet mais sans jamais le citer clairement.

   J'ai dû rougir comme une pivoine à cet énoncé car elle s'est tue, me regardant l'air goguenard.

   J'ai cru bon de m'expliquer pour lever la gêne qui s'était installée entre nous. C'est pas ce que tu crois, mais il faut que je m'habitue à cette idée. Elle m'a serrée dans ses bras comme une sœur, tu feras comme tu le sens, ne te fais pas de soucis prends ton temps.

   Elle a regagné son bureau et moi ma mansarde, j'ai eu tout le temps du chemin pour décanter tous nos propos, dans le fond je me sentais bien rassérénée.

   Il faudrait que j'aille faire un tour par la supérette pour trouver quelque chose de sympa à lui apporter, restera à trouver l'opportunité.

   L'état de ma mère ne s'améliore pas, mais il n'y a pas d'aggravation, tous les espoirs sont donc permis. Il n'est toujours pas permis de lui rendre visite. Tant qu'elle n'ira pas mieux elle sera maintenue en sommeil artificiel pour qu'elle ne souffre pas, alors il faut s'armer de patience et garder l'espoir.

  Il y a désormais trois traits de couleur qui vont de la cave au grenier deux ocres enlacés et un rouge que je qualifierais de baiser.

   En regagnant ma mansarde j'ai trouvé ce que j'allais lui apporter ; son ébauche de portrait, nous aurons ainsi un sujet de conversation. Quand je vais raconter cela ma copine, elle va encore se gondoler ferme.

   En remontant de la superette où il ne restait pratiquement rien dans les rayons et où je n'avais pu dénicher qu'une bouteille de Saké, dont à vrai dire je ne connaissais pas même le goût, je l'ai rencontré dans l'escalier.

   Il redescendait du dernier étage où il avait été constaté de visu où se terminaient les peintures qui désormais mettaient un peu d'animation dans cette cage morbide, enfin c'est ce qu'il m'a dit.

J'ai failli lâcher mon flacon, mais je réussi à lui glisser que justement j'envisageais de passer le voir. Il n'a pas marqué d'étonnement, - je suis là, tu passes quand tu veux.

   J'ai filé jusqu'à chez moi, regarder en vitesse dans la glace l'état de ma coiffure et de mon visage et quand j'ai été satisfaite de mon inspection j'ai attrapé flacon et dessin et suis redescendue.

Quelques respirations pour apaiser mon trac et toc toc toc enfin deux seulement et il avait ouvert son huis - qu'est-ce que tu m'apportes il ne fallait pas ! il faut être décontracte entre voisin !

   J'ai fait un pas en avant et ensuite j'ai eu l'impression d'être sortie de l'avion et que le vent enflait dans ma voilure, le sol, lui, paraissait tout petit là-bas dans le fond !