Les informations radiodiffusées de ce matin n'ont abordé qu'un seul sujet, les autres n'étant traités que d'une phrase sibylline : Mais la une revenait à la banderole tendue entre les tours de Notre Dame masquant la galerie des rois et portant un mystérieux message, "300…" allez savoir quoi ?

Mon hymne à l'amour placardé sur l'immeuble du coin de la rue faisait pâle figure à côté de cette écharpe passée autour du cou de ces braves rois d'Israël. Les selfies devant le parvis devaient fleurir et partir aux quatre points cardinaux, "je n'ai pas pu m'en empêcher" 

L'archiprêtre de cet édifice bouleversé et furieux de ce qu'il concevait comme une agression contre l'église catholique avait décidé de tenir une conférence de presse ce matin.  Pour ce faire il avait invité les journalistes à venir l'entendre sur le parvis de la cathédrale, une tribune avait été installée juste sous la banderole, objet de toutes ses récriminations !

Il y avait là des journalistes de la presse écrite et des chaînes de télévision, mais semble-t-il ça n'était rien à côté de la foule de parisiens et de touristes qui s'était massée aux abords du dit parvis pour assister à l'évènement.

L'arrivée du clergé en procession fut solennelle une fois cet aréopage installé autour de lui. Le monseigneur en chef a demandé que soit respectée une minute de recueillement pour demander pardon de cet outrage porté à l'une des plus emblématiques cathédrales de la chrétienté dans le pays de la "Fille Aînée de l'Eglise". Pendant une heure il fustigea pèle mêle tout ce qui à ses yeux avait pu amener de tristes individus à un tel blasphème. De nos jours ajoutait-il, on ne respecte plus rien, on ose tout, on permet tout, les valeurs fondamentales de la société et de la foi sont sapées et bafouées par ceux qui rejettent le message chrétien.

Bien évidemment il n'écartait pas la possibilité qu'un groupe commercial ou politique ait pu utiliser ce moyen de se faire de la publicité à bon compte, faire le "Buzz" comme on dit aujourd'hui. Mais ici le Buzz ajouta-t-il un doigt pointé vers le ciel, c'est lui là-haut qui le fait et cela dure depuis deux mille ans. Alors pas de rapprochement possible s'il vous plait entre cet acte diabolique et le message divin, je vous demande respect et prières. 

Il annonça qu'une messe solennelle de demande de pardon serait dite en ces lieux dès que cette affaire serait dénouée et les coupables identifiés, pour lui redonner sa pureté originelle.

Il faisait confiance à la justice de ce pays pour tirer au clair cette triste histoire dans les plus brefs délais.

Je l'ai écouté d'une oreille distraite sur radio Luxembourg alors que je trempais mon pain dans un thé tiédasse et sans lait, j'avais oublié d'en prendre à la supérette.

Je ne comprenais pas bien pourquoi il s'agitait comme ça, au demeurant cette initiative avait de quoi surprendre mais de là à en parler comme d'un acte ayant un rapport avec Lucifer il y avait danger de donner des idées à tous les groupuscules antireligieux qui grouillaient dans Paris.

Ce matin, j'avais d'autres préoccupations en tête, ayant décidé de me rendre à la fac pour prendre le pouls de l'institution et m'enquérir de la suite des événements. Quand on démarre une année avec un objectif, on n'a pas tellement envie de le voir chambouler sans savoir où l'on va se retrouver.

Je gardais un optimisme que certains baptiseraient de "béat" que l'épidémie allait finir par se dissiper comme ce brouillard qui stagne parfois le matin dans les vallées vous faisant damner pour aller au travail ou ailleurs. On râle on tournicote et tout à coup, comme si une main invisible tirait un drap le ciel rutile et le soleil luit.

Dommage, aujourd'hui ce ne fut pas le cas, la journée était plombée point barre, je décidai d'entreprendre tout de même ma démarche.

Un campus c'est fait pour vivre, pour voir défiler chaque jour des centaines voire des milliers d'étudiants qui entrent, sortent, s'interpellent, se posent par petits groupes lancés dans des débats passionnés. Alors découvrir ces lieux quasiment vides était un choc, et oui remplis de monde on ne découvrait pas bien les lieux, mais là dans les circonstances actuelles, vides de toute présence ou à peu près c'était sinistre, hall d'entrée défraichi, peintures écaillées, affichages sauvages sur tous les murs qui pendaient lamentablement faute d'avoir été renouvelés, sols qui n'avaient pas dû voir une équipe d'entretien depuis le début de la pandémie et sur lequel gisaient, telles des feuilles mortes après orage, tous les tracts lancés lors des manifestations anti quelque chose qui s'étaient déroulées en ces lieux depuis le début de la pandémie.

Personnes à risque ayant des comorbidités à caractère dépressif s'abstenir sous peine d'hospitalisation immédiate en soins psychiatriques intensifs.

Une seule personne était présente derrière le guichet d'accueil, l'air renfrogné, morne et gelée, pour cause, pas de chauffage ni de machine à café. 

Non elle ne pouvait me donner aucun renseignement, tout passant désormais par les réseaux informatiques. Je n'ai pas voulu la rembarrer en lui demandant ce qu'elle faisait là si elle ne pouvait pas répondre aux questions. Elle ne semblait pas en état de supporter mes sarcasmes, et puis elle n’y était pour rien, alors à quoi bon l'accabler.

  • Voulez-vous que j'aille vous chercher une boisson chaude : thé, café, grog,  ou même à manger si ça peut vous faire plaisir ?

Elle marqua un temps d'hésitation se demandant certainement si ce n'était pas une moquerie de ma part.

Quand dix minutes plus tard, je suis arrivée avec du thé brulant dans des gobelets en carton et des pains aux raisins entourés d'un morceau de sopalin elle mit quelques secondes à retrouver la parole. A la suite de quoi elle m'introduisit dans son antre, et nous avons papoté pendant une heure à propos de tout et de rien mais surtout de la pandémie. 

Je lui ai promis de revenir et à tout hasard je lui ai donné mon adresse mel, c'était peut-être l'occasion d'avoir quelqu'un avec qui parler. Elle était mignonne des nattes roulées de chaque côté de la tête, des pommettes hautes et marquées comme en ont les peuples slaves, des yeux bleu foncé tirant sur l'améthyste. Du reste de son corps on ne distinguait rien tant elle était engoncée dans un gros pull et un caban par la grâce desquels elle tentaient de maintenir sa température corporelle dans ce hall où régnait une température sibérienne. Je suis rentrée de bonne humeur ; être sortie, avoir marché, avoir respiré l'air de la rue, plus cette rencontre inattendue cela faisait beaucoup de bonnes choses à la fois.

Je n'aurais pas été plus euphorique si j'étais passée à la rhumerie boulevard Saint Germain, comme quoi il en faut peu pour retrouver le sens de la marche. Mon frère devant passer dans la soirée, je me suis dépêchée de prendre ma douche dans mon lavabo comme il dit. C'est certainement ce qui me coûte le plus dans ce "logement", avec ce système de toilettage, impossible d'avoir l'impression d'être propre, juste un peu rafraichie.

Depuis une semaine je délaissais tant soi peu mes travaux de dessin,  faut dire que j'avais épuisé la série de photos de mon corps et que désormais je maitrisais un peu plus mon sujet en ce domaine. J'avais compilé des dizaines de croquis, des parties de mon anatomie, sur lesquels j'avais entrepris de m'initier à la sanguine. Cet exercice me demandait tellement de concentration que je tirais la langue pendant toute ma séance de travail, la contrepartie étant qu'à un moment il fallait que je m'arrête, tant la langue me faisait mal d'avoir été mordue.

Mes premières études à partir des photos de mon frère endormi me plaisaient bien, ce corps alangui s'abandonnant au sommeil et au rêve était un plaisir à dessiner. Nulle crispation, le visage retrouvant en ces instants sa langueur d'enfance, les plis du front effacés, les rides au coin des yeux redevenues peau de pêche. Seuls les gestes et les sonorités qui sortaient de sa bouche indiquaient sa souffrance.

Il fallait espérer que ce soir il aurait retrouvé un peu de sérénité j’avais besoin de son rire et de ses piques, Toujours prêt à décortiquer et analyser les évènements que ceux-ci le concernent ou pas. Quand il, ou quand on commençait, dérapant de digression en digression, nous finissions par nous perdre et à ne plus savoir quelle était le point de départ de ce débat passionné voire de notre querelle.

Perdue dans mes pensées préparatoires à nos retrouvailles, j'oubliais que j'avais un pied dans le lavabo, heureusement que la chambre était petite, ma tête heurta le coin du matelas ce qui amortit le choc.

J'ai bien ri de ma bêtise, mais j'aurais tout aussi bien pu me faire très mal !  En souvenir de et exploit il y aurait très certainement demain un joli bleu sur ma cuisse et un autre sur l'épaule. Comme actuellement je n'avais personne à qui montrer mon corps d'albâtre dans le plus simple appareil il n'y avait pas risque d'outrage.

La soirée commença bien, sa surprise ? un repas asiatique avec nems et rouleaux de printemps suivi d'un accompagnement de soupe au poulet et riz cantonais Un, vrai festin après mon semi jeûne de ces derniers temps.

Evidemment la conversation finit par dévier sur l'événement du matin qui faisait la une de la presse écrite des journaux et celle des JT. Nous n'étions pas d'accord sur la façon d'aborder cette question. 

Pour ma part j'y voyais une occasion rêvée qu'avait trouvée l'église de France pour redorer son blason et remobiliser ses fidèles.

Pour lui rien à voir ils criaient aux loups pour se faire passer pour des victimes avant la sortie du rapport Sauvé sur les actes de pédophilie en leur sein.

Rapidement le ton monta, comme l'autre soir il devenait hystérique, la voix perchée dans les aiguës, les mains agitées de tremblements. Il n'entendait plus mes paroles, agité qu'il était par son débat intérieur. Le visage ruisselant de larmes et de sueur il me regardait pourtant d'un regard suppliant comme si j'avais eu le pouvoir d'apaiser son chagrin.

Je posais ma main sur la sienne sans bouger et ce jusqu'à ce que cessent ses tremblements. Puis je m'approchai observant au plus près ses réactions, quand j'ai senti son assentiment je me suis assise près de lui passant un bras autour de ses épaules pour pleurer avec lui.

Quand sa respiration eut retrouvé un rythme normal, je l'embrassai en disant peut-être que maintenant nous pourrions finir notre repas, il sourit indiquant de la tête qu'il donnait son assentiment.

Pendant que je m'affairais à réchauffer les restes de notre repas il se mit à fouiner sur ma table.

  • Ce dessin, c'est un portrait de moi, tu commences à toucher ta bille, je ne me voyais pas aussi maigre. Tu me le donnes ?

A cet instant il tendit la main pour se saisir du dessin, je l'entendais farfouiller derrière mon dos. Pas un mot, un silence brutal venait de s'établir, la confiance retrouvée avait atteint ses limites. Je me retournai, il était de dos tenant un document à la main, visiblement perturbé.

  • Tu peux m'expliquer comment tu t'es procuré un rapport qui ne paraitra qu'après sa remise à l'épiscopat dans quinze jours.

Il m'aurait été difficile de lui apporter une réponse que je n'avais pas moi-même. Ce matin le document était sur ma table de travail sans que j'y comprenne quoi que ce soit, et je n'avais pas pris la précaution de le lire et de le ranger dans un de mes dossiers.

J'ai fini le repas asiatique, mais le charme était rompu, il était froid, je n'avais plus le cœur à cela mais j'avais faim.

Un oubli de plus je voulais lui raconter le coup de fil de madame mère, il semble qu'elle n'ait pas du tout apprécié la forme de mes excuses. – c'est quoi cette histoire de tasse de thé que tu ne m'as pas servie, tu sais pertinemment que je ne peux en boire, il me donne des brulures d'estomac.

Santé quand tu nous tiens, l'important c'est que père ait été satisfait…