La construction du Pont de l'ile de Ré.

         

Déchiré. Oui, je l'ai déchiré. Publiquement. Je suis outré, scandalisé, révolté. Ils n'en avaient rien à faire de ce rapport, alors je l'ai détruit. Il ne fallait pas me le demander puisque de toutes les façons, ils avaient décidé de sa construction.  Ils pensaient vraiment que j'allais cautionner une telle entreprise ? Ce rapport n'était pour eux qu'une formalité, ils voulaient la bénédiction du Grand Commandant COUSTEAU. Comment pouvaient-ils croire que j'allais approuver ce projet ?  Ils qualifient ce pont d'avant-garde, un exploit technique.  Mais ils n'ont aucun souci des conséquences sur l'environnement. Avec un pont, l'ile de Ré ne sera plus une île. Je remâche, je n'arrive pas à passer à autre chose. Que vont devenir les habitants, l'agriculture, les ostréiculteurs. Je ne peux plus me concentrer, je ratiocine, les Rhétais ne pourront plus se sentir chez eux, ils vont être envahis par des touristes sans gêne, tourisme de masse, irrespectueux de la nature. À quoi pensent-ils ? Qu'au fric, investissement, rentabilité. Ce sont des assassins de la planète, assassins impunis, soutenus en haut lieu. J'ai toujours fait preuve de rigueur scientifique et mon avis s'appuie sur des recherches rigoureuses, mais là, on s'en moque. Il y aura une flambée immobilière et les jeunes ne pourront plus se loger. Ils se sont moqués de moi, j'ai fait mes preuves, ils savent bien que je ne suis pas un rigolo. Est-ce qu'ils s'imaginent, l'été avec une population dix fois plus importante, leur pauvre réseau routier va être soumis à des embouteillages monstres, il sera impossible de circuler normalement. Penser que l'écologie face à l'impératif économique ne pèse pas grand-chose, me révolte. La préservation du littoral, pour eux, aucun intérêt.

Je me répète mais quand même, les problèmes de la mer je connais, je fais autorité. Je me sens blessé, désavoué. À qui cela sert d'être, loué, reconnu dans le monde entier ? Tout mon travail, toutes mes recherches sont dénigrées. J'ai quand même passé ma vie à faire découvrir et à mettre en valeur la beauté, la grandeur des fonds marins. Dans mes films, j'ai souligné la fragilité du littoral, le danger de la pollution, ils n'en ont rien à foutre de ces problèmes. Ce qu'ils cherchent c'est l'intérêt économique, développer le tourisme, hôtels quatre étoiles, restaurants gastronomiques, attirer les vedettes, les illustres. Je les imagine ricanant de ma colère, ils se sentent plus forts. L'ile de Ré sera le MONACO de l'atlantique. Elle va devenir l'île des Parisiens. J'en fais des cauchemars, j'en rêve la nuit.

 

 

Un personnage, une stature, le Commandant COUSTEAU. Je le vois à l'avant de la Calypso debout, droit, déterminé. Il dégage un sentiment d'autorité. Un pionnier plein de projets, un aventurier, le regard centré sur son objectif, il a su diriger ses différentes expéditions. Ses ordres ne sont pas discutés, chacun est fier de participer à ce grand chantier d'exploration des océans. On le sait rigoureux, intransigeant, ne supportant ni les plaintes ni les contradictions. Les échecs, les négligences sont pour lui insupportables et déclenchent des colères mémorables. De sa personne se dégage un charisme qui fait qu'il est admiré, vénéré par ses proches, ses collaborateurs ou sa famille ou critiqué, jalousé par ses détracteurs qu'il ignore, méprise. C'est un homme d'action peu porté à l'introspection. Ses colères le poussent à agir. Néanmoins, il s'interroge. Pourquoi est-ce qu'ils m'ont demandé ce rapport ? Ils ignorent le temps passé à le rédiger. Ils pensaient que pour moi ce serait une formalité ? Ils ne me connaissent pas, je suis né dans une famille de militaire où les valeurs étaient la droiture, le sens des responsabilités, la valeur du travail, le respect des lois, la considération de l'autre. Eux, ce sont des rapaces, des prédateurs toujours avides, ils n'ont qu'un objectif, l’appât du gain. Ils se sentent super puissants avec leurs bulldozers, leurs techniques de pointe.  

 

 

La Contestation

      

C'est au café du port à saint Martin-en-Ré que des marins, des amoureux de l'ile, des écolos ont pris l'habitude de se réunir pour discuter et trouver une solution pour empêcher la construction du pont. Ils ont applaudi quand ils ont vu le Commandant Cousteau à la télévision exprimer son désaccord et déchirer son rapport.

- Tu as vu le commandant COUSTEAU.  

- Il a bien fait et il a raison.

- Il faut le rencontrer, lui dire que nous aussi on est contre.

- D'autres, plus défaitistes pensent que s'ils ont osé se moquer du Commandant Cousteau il n'y a plus rien à faire :

- C'est foutu, là, le pont on ne va pas y échapper.

- Mais on peut encore manifester

- Vous croyez que cela changera quelque chose avec nos malheureuses pancartes

- Non au pont

- Pas de Parisien ici

- Sauvons notre ile

- Tempête dans un verre d'eau et autant pisser dans un violon.

D'autres se montrent plus radicaux :

- On ne nous écoute pas, il faut agir

- Il faut faire sauter les piliers,

- On peut mouiller nos bateaux sur le chantier

- Oui, il faut une désobéissance civile

D'autres émettent l'idée de rencontrer le Commandant Cousteau :

- Si on allait le rencontrer, il pourrait nous aider et cela pourrait le réconforter. Il doit être dépité.

Un ironise : « il nous faut tous un bonnet rouge ! »

- Arrête, tu sais pourquoi il porte ce bonnet rouge ? C'est en mémoire des anciens bagnards de Toulon qui ont testé les premiers scaphandres à pied lourds et qui portaient un bonnet rouge. C'est grâce à eux qu'aujourd'hui il a la possibilité d'explorer les fonds marins.

Une semaine plus tard, intimidés, ils évoquent devant lui leur volonté de faire obstacle à la construction de ce pont et évoquent les propositions d'action évoquées la semaine dernière.

Après les avoir écoutés, le Commandant COUSTEAU explique que ce qui lui paraît le plus contestable c'est qu'une décision de justice préconisant un arrêt à la construction du pont ne soit pas respectée.

- C’est vraiment inadmissible, c'est ce que nous devons contester en premier.

Il est bien connu que la colère stimule nos neurones et quelques jours après, à Paris, sur le bord de la Seine, devant la presse, devant les caméras de télévision, convoquées pour l'occasion, le Commandant COUSTEAU est là, en bleu de travail bonnet rouge sur le crâne. Il s'est muni de parpaings, d'une truelle et de mortier et d'un ami complice jouant le rôle de policier qui lui demande ce qu'il fait.  

- Je vais construire une maison sur les bords de la Seine.

- Mais pour construire une maison il faut un permis de construire.

- Vous êtes certain ?

- Bien sûr, c'est la loi.

- Mais vous retardez mon vieux, un permis n'est plus nécessaire aujourd'hui, regardez, la justice a demandé la suspension de la construction du pont de l'Ile de Ré mais, les travaux se poursuivent. Vous voulez dire que la loi ne concerne pas les grandes entreprises ?

 

La maison sur les bords de Seine n'a pas été construite, mais le pont de l'ile de Ré s'élève au-dessus des flots, avec sa large courbe harmonieuse.