Trois mois sans nouvelles, j'ai cru devenir folle ; je ne savais plus à quel saint me vouer. Il était perdu, mort peut-être, avec ces miasmes qui infestaient les espaces à qui et à quoi se fier ? 

Il faut l'avouer, j'ai pleuré à m'en user les yeux, à m'en déchirer le cœur. Des morts je savais que ce virus en faisait beaucoup, mais moi je ne pouvais l'accepter. Pas lui, personne d'autre bien sûr, mais pas lui en particulier, si non que me resterait-il pour avoir envie de vivre.

Comme en toutes circonstances on s'habitue à tout, un matin les pleurs se sont taris, non que des sanglots ne me restèrent pas accrochés dans la voix, mais les yeux rougis, la voix déchirée par mes cris, je n'avais plus la force de souffrir.

Cette disparition avait-elle quelque chose à voir avec la visite de "madame mère" et de la conclusion de notre entretien. Certes cette question je me la suis posée, mais sans en être convaincue. Mon frère cédant aux arguments et injonctions de notre mère ? non en aucun cas. Il avait gagné son indépendance de haute lutte en allant s'installer chez une fille bien plus âgée que lui, alors qu'il n'était même pas majeur et n'avait pas terminé ses études.

C'est étonnant comme à certain moment on ne prend pas le temps d'analyser les situations. C'est alors que l'on s'ingénie à n'imaginer que la pire des conclusions. En l'occurrence ici, la mort pour lui, et pour moi le désespoir. On a beau n'être qu'une petite bonne femme, on n'en a pas moins de la ressource, j'ai décidé d'attendre, me disant qu'il allait bien finir par réapparaître.

Probablement qu'il avait trouvé le gîte et le couvert chez quelques amis ou amies où comme un matou qui aime qu'on le dorlote il s'était pelotonné, jouissant de la chaleur et bonne chère et fin de la crise.

***  

Mon père m'a téléphoné, il voulait savoir quelle embrouille s'était produite entre ma mère et moi. Soi-disant qu'elle était rentrée horrifiée de la situation dans laquelle elle m'avait trouvée. Se gardant bien d'entrer dans les détails pour laisser planer le maximum de suspicion et ne pas se voir poser de questions.

Le plus drôle, enfin si l'on peut dire, c'est que depuis ce jour elle ne quittait plus le lit où elle restait prostrée, dans le noir tellement ses maux de tête et sa crise de foie étaient insupportables.

  •  Il faut que tu comprennes que je n'ai pas que cela à faire que de débrouiller vos enfantillages, avec la pandémie vous ne vous rendez pas compte des heures que je passe au bureau. Alors quand je rentre je veux avoir la paix chez moi c'est compris !

Alors pour ne pas le contrarier, j'ai ajouté :

  • Que j'allais très bien physiquement et mentalement, que j'avais brillamment   réussi tous mes partiels, qu'il pouvait passer me voir et constater de visu que ma situation n'avait rien d'effroyable.
  • Que je tenais à le remercier de s'être inquiété de ma situation au point d'envoyer maman me demander de rentrer à la maison sur son injonction, que je l'embrassais du fond du cœur.

Je sentais bien que je commençais à l'énerver car il émettait maintenant des grognements d'ours dérangé dans sa période d'hibernation.

  • Cela suffit je t'ai demandé de ne pas me créer de perturbation en cette période de grandes difficultés alors, cesse tes gamineries et appelle ta mère pour t'excuser.

Sur ce il a raccroché, complètement convaincu qu'il venait de jouer son rôle de "Pater familias" d'une façon exemplaire et d'avoir ainsi gagné le droit à la tranquillité dans ses affaires et ses relations…

Je n'allais pas le blâmer, il avait son caractère et ses défauts mais, il finançait mon indépendance avec son chèque trimestriel. Tant qu'il ne se mêlait pas de trop près de mon fonctionnement, j'étais prête à faire quelques concessions et sacrifices.

J'ai donc mis un mot à ma mère, la priant de bien vouloir m'excuser de ne même pas lui avoir offert un café lors de sa visite qui m'avait beaucoup touchée. Mon père serait satisfait de sa fille, qui en bonne fille de famille avais obtempéré sans barguigner et présenté des excuses à sa mère, lui serait satisfait, elle beaucoup moins.

J'ai entrepris de commencer à tenter de regrouper mes connaissances de dessins, fraîchement acquises dans un dessin global : une main, un pied, un torse, le tout rassemblé sur un seul et même personnage. Un réel assemblage de mécano, et après des heures de gommage plus tard, un résultat encourageant.

On était loin d'un dessin ressemblant à quelqu'un, cependant il y avait de bonnes choses. Les éléments que j'avais travaillés avant assemblage étaient assez réussis. Mais en ce qui concernait la réalisation d'ensemble les proportions n'y étaient pas. Je n'avais pas assez travaillé les fesses et elles semblaient pendre lamentablement et les seins ressemblaient pour ce qu'on en voyait à deux figues sèches.

Il suffit d'être absent cinq minutes pour que quelqu'un téléphone alors que le portable est resté sur le bureau ou que l'on trouve un petit mot glissé sous sa porte.

Cinq minutes pour aller à la boulangerie pour le ravitaillement baguette, et en arrivant, il était là, assis sur une marche de l'escalier la tête sur les genoux.

Un loup, vous savez un de ces jeunes loups chassés de la meute par le mâle dominant, qui avant de retrouver des compagnons pour recréer sa propre meute rencontre bien des difficultés pour capturer de quoi se nourrir.

Ou encore un prisonnier en fuite, car en plus d'être maigre et pas très frais, il avait le regard traqué de celui qui vient de s'évader ou de réaliser un mauvais coup.

Une sœur ne s'arrête pas à ce genre de contingences, je l'ai presque pris sous mon bras et hop dans la chambre. Il s'est posé au pied du lit comme un ballot de linge, les coudes sur les genoux et les yeux rivés sur le plancher.

  • Tu as faim, soif, tu veux que l'on parle ?

J'occupais le silence de peur de l'entendre m'annoncer une terrible nouvelle. Peut-être était-il malade : tout défilait sida, tuberculose, cancer, covid… enfin vous imaginez. Il fallait aussi explorer le domaine de la vie amoureuse, sa dernière conquête l'avait brutalement abandonné, elle lui avait annoncé être enceinte de lui, il avait quand même un côté tête vide.

  • J'aurais bien pris une douche tu vois !

Là, il me vanne, ici dans ma chambre mansardée où il y a juste un lavabo ébréché. C'est dommage, si j'avais su, j'aurais pris la chambre d'à côté, il y a une douche et un coin kitchenette.

Qu'est-ce que je raconte, je ne l'ai jamais vue cette chambre. Qui doit probablement ressembler à la mienne en aussi tristounette.

Il ne répond pas, s'étant comme à son habitude endormi sur le pied de mon lit un bras pendant dans le vide, quelque chose comme l'un des personnages du tableau le "Radeau de la méduse".

Je m'empresse d'attraper mon portable et de le mitrailler, car je découvre en lui des formes et des positions nouvelles. Assise au pied du mur sur l'un des oreillers pour ne pas le déranger je dévore la baguette que je viens d'aller acheter, de lui en garde la moitié, persuadé qu'à son réveil il sera affamé.

Impossible de dire quand je me suis endormie et quand il s'est mis à parler. De sa fugue à l'adolescence qui a rendu les parents à moitié fous, de la rage du père qui s'est acharné à le punir pour lui avoir tenu tête et mis à mal l'image qu'il pensait avoir de père cool et compréhensif.

Si l'affaire était demeurée discrète voire secrète passe encore, mais il nous avait prévenu ainsi que les cousins et cousines pour nous inviter à le suivre.

La gifle avait été à la hauteur de la colère du Pater, sa tête était partie en arrière, mais avait aussitôt retrouvé sa place avec ce regard qui depuis semblait défier le ciel.

Il n'avait pas déjeuné avec nous, et n'avait quitté sa chambre que pour le départ chez les bons pères.

Impossible de comprendre tout ce qu'il racontait car le flot de paroles était coupé de hoquets bruyants, mais je connaissais tout le début de l'histoire et j'étais à même de remplir les manques.

J'avais été tenté de m'approcher et de lui prendre la main pour le rassurer mais le ton de sa voix était tout à coup monté dans les aigus.

Jusqu'au matin il a marmonné le récit de son séjour chez les bons pères, il ressortait de son propos que cela avait été une période très difficile pour lui.

Un père l'avait pris sous sa coupe dès son arrivée et ne l'avait lâché que le jour où il avait quitté l'institution pour gagner l'école d'ingénieurs pour laquelle il avait réussi le concours d'entrée.

Très bon établissement sur le plan de l'enseignement, il avait buché comme un dingue, mais maison de dépravation sans contrôle tout se déroulant derrière de hauts murs et la plupart des élèves présents se sentant ou se croyant abandonnés par leur famille. Les jours de visite à la fête de fin d'année n'étaient faites que de baisemains et de ronds de jambes avec des bons pères par-ci et des bon pères par-là. Les mères n'avaient que peu de voix au chapitre.

Au moins pendant qu'ils étaient ici il n'y avait pas d'histoires de filles et de coucheries avec le risque toujours présent de se retrouver avant l'heure avec des petits enfants non désirés.

Il était ravagé par l'annonce de la sortie d'un rapport qui devait mettre à jour les pratiques de cette époque dans nombre de ces institutions.

Il disait avoir envie de vomir tout ce qu'il avait subi au cours de ces années sans se rebeller, sans fuir, sans hurler. Tout était réactivé comme des brulures d'orties qui des jours après un contact urticant vous font encore souffrir certains jours.

Je pensais qu'ils avaient de l'affection pour moi, alors qu'en réalité ils n'en avaient que pour eux-mêmes.

Il n'avait pas réalisé que je m'étais réveillée, ou bien il avait parlé en connaissance de cause. Il pensait raconter à la nuit son long cauchemar, alors que je l'écoutais sans rien dire. En ne bougeant pas, ne parlant pas, ne reprenant pas son propos, je lui avais donné la possibilité d'ouvrir les vannes de son mal-être. Au fil des mots il n'avait peut-être pas soigné son mal, mais lui avait donné une consistance à laquelle il lui faudrait s'attaquer…

Il est reparti tard dans la nuit ne me disant pas où il allait se reposer. En sortant il avait juste ajouté : « Dors si tu peux toi maintenant ! »

Le réveil a été tardif, j'étais toute moite de transpiration les pieds gelés, des rêves étranges m'occupant encore l'esprit.

Je n'ai pris les informations que vers dix heures du matin. Pour ce qu'ils racontaient c'était bien assez tôt.

En dernière info du journal le journaliste signala qu'une banderole barrait la façade de Notre Dame de Paris recouvrant toute la galerie des rois, elle ne portait qu'une inscription "300. . . A demain".