C'est étrange j'avais l'impression d'être la victime d'un canular, cela fait peut-être sourire, mais pour l'instant j'étais prise d'un certain malaise.

   On peut s'étonner de mon ressenti, soyons clair, à moins de signer ma déclaration ou de l'accompagner de mon numéro de portable, voire de mon adresse mel je ne courais pas grand risque d'être identifiée. De toute façon, il n'y avait pas atteinte à l'ordre public, mon texte était tout ce qu'il y a de poignant dans la déclaration d'une femme en mal d'amour, mais rien de cru ou de croustillant risquant de choquer les bonnes âmes. 

Dans un tel imbroglio, ce qui créait le malaise, c'était de ne pas comprendre ce qui se passait, mais comprendre quoi au juste ?

  • Par exemple, comment un texte griffonné sur ma table de travail avait pu se retrouver aussi vite entre des mains étrangères ?
  • Par quel procédé avait-il pu être reproduit en une nuit sur la façade d'un immeuble de mon quartier sur une hauteur de quatre étages ?
  • Sans oublier, car c'est un éléments important, la petite tache de peinture rouge que j'avais découverte sur le bord de mon lavabo, c'était le point qui m'interrogeait le plus…

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    Evidemment je gardais un œil sur mon frère, étant la seule personne à être venue à deux reprises dans mon petit logement cette semaine, allez savoir ce qu'il avait pu inventer !

   Oui, c'aurait pu être une piste, si avant son arrivée je n'avais dissimulé mon texte dans une chemise, et que je ne voyais pas comment il aurait pu en avoir pris connaissance, qui plus est me l'avoir dérobé. Par acquis de conscience j'avais déjà vérifié à plusieurs reprises qu'il était toujours bien à sa place.

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La fresque sur la façade de l'immeuble semblait ne plus faire autant recette, j'avais pu constater qu'il y avait moins de badauds plantés au pied à faire des selfies, posant là devant mon œuvre et l'immortalisant. J'avais ma fierté, mais de là à ce que je me prenne pour Rimbaud, il y avait de la marge, ma tête n'allait pas enfler.

   Tout à coup une idée m'illumina ! le brouillon, elle était là, la faille. J'avais écrit un premier texte que j'avais ensuite recopié, étant assez contente de ce que je venais d'écrire, qui à cet instant reflétait bien mon état d'esprit et mes ressentis face à ma solitude covidienne.

De retour dans ma chambre j'avais dû déchanter, espoirs déçus, le brouillon était toujours là, froissé au fond de la corbeille, dans l'état où je l'y avais jeté CQFD il n'avait donc pas été subtilisé par mon frère.

Je gardais pourtant l'espoir de trouver la clé de ce mystère, mais, à chaque fois que j'élaborais une hypothèse, un aspect non décrypté de l'affaire, voire d'autres absences de confirmations, venaient remettre en cause mon raisonnement.

Ainsi, ce fut le cas pour la tache de peinture…Puis la technique de peinture d'une surface pareille…pour le fait que le texte soit bicolore : rouge et blanc, comment peindre, si tant est que ce fut possible un texte rouge sur fond blanc sans attendre que le fond soit sec et qu'il n'y ait pas de coulures ?

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   Le lendemain mes derniers espoirs s'enfuirent quand je découvris que le texte peint n'était pas celui de ma première mouture, mais le texte final celui que j'avais recopié.

Je m'étais monté tout un scénario : mon frère photographiant la document avant de le remettre dans la corbeille à papiers, cette fois cette hypothèse prenait définitivement l'eau.

Le mystère, s'épaississant, n'était pas de nature à m'apaiser, mais mon frère était sorti de mes soupçons ce qui me faisait très plaisir.

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   Je me suis remise au travail universitaire, alors que j'avais pu ressentir un certain relâchement du suivi par les enseignants de la fac : examens reportés puis annulés ce qui ne faisait pas mon affaire. Pourtant comme les fiches de travail et de suivi des cours continuaient d'apparaître sur mon écran je ne relâchais pas mes efforts.

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Dans le domaine de mes recherches artistiques, je poursuivais mon entrainement. Je maîtrisais désormais assez bien le dessin d'une main, ce qui laissait augurer qu'il en serait de même dans quelque temps pour un pied ou un visage, ce n'était pas encore du Dürer mais on sentait que les formes commençaient à sortir de leur gangue.

La vie d'ermite se poursuivait sans trop de problèmes si ce n'est que je sortais de moins en moins, oubliant par-là même d'aller me réapprovisionner et qu'ainsi je maigrissais rapidement.

C'est alors que se produisit un évènement dont le choc me réveilla brusquement, me ramenant dans une réalité que j'avais pour le moins oubliée. 

On frappa à ma porte, mon frère ! c'est étonnant ce soir il n'a pas téléphoné !

  •     Fait pas l'andouille tu sais bien que ce n'est pas fermé !
  • A qui réservais-tu ce charmant accueil ?

Dans l'encadrement de la porte, se profile ma mère, et elle a sa tête des mauvais jours.

  •  Comme tu ne nous téléphones pas, ni ne nous met un mot, nous    commencions à nous inquiéter.

Tu parles, alors qu'elle n'a jamais téléphoné pour prendre de mes nouvelles ou s'enquérir de mon parcours universitaire. Depuis mon départ de la maison, ni elle ni mon père ne se sont inquiétés de moi, de ma santé, de mes études, ni passés me voir. Enfin c'est moi qui avais décidé de partir, alors je ne peux pas me plaindre.

Je peux les comprendre, j'ai failli à ma fonction de fille parfaite. je les ai frustrés de l'espoir d'avoir une fille brillante bardée de diplômes, dont ils auraient pu parler dans les diners.

Mais là, plantée au milieu de la pièce cela ressemble un peu à une descente de police. Elle commence par examiner mes affichages ; photos, cartes postales courriers…mes dessins préférés, là elle semble vouloir dire quelque chose puis la lumière qui s'était allumée dans son œil s'éteint vite, elle passe alors à ma penderie, juste un portant de récupération. Elle semble un peu déroutée par ce qu'elle y découvre et qui se résume à pas grand-chose.

  • Tu sais pourquoi je suis là ?

Devant mon air ahuri elle s'empresse d'ajouter :

  • Ne dis pas que tu n'es pas au courant de ce qui se passe dans ton quartier !

Je sens la catastrophe venir et poursuis mon manque de réaction, je finirai bien par la désarmer. Mais non elle reprend :

  • Devant les évènements rapportés par la presse et le JT ton père et moi avons décidé de te rapatrier à la maison. Prépare tes bagages, tu comprendras que nous ne voulions prendre aucun risque ! 

Quels risques, à quoi peut-elle faire allusion, quand tout à coup, je réalise, la fresque a eu des répercussions bien au-delà du quartier. Je suis certaine qu'elle et mon père n'ont même pas abordé le sujet.

  • Pas de soucis, je me sens en sécurité ici. Si c'est à la fresque que tu fais référence je pense que c'est plutôt une blague de carabins qui se sont lancé un défi. Il est préférable d'en rire, et puis ils ne sont pas venus dans mon immeuble.

En le disant je prends conscience de ma bévue, la réplique claque comme un fouet.

  • Ils ne sont pas venus ! Alors comment expliques-tu la trainée rouge dans ton escalier ?

Un oubli qui risque de me coûter cher, elle tient là un argument incontestable. Je dois dire à sa décharge qu'aussitôt je fais ce qu'il faut pour déclencher une crise aigüe.

  • Tu ramasses tes affaires je t'emmène, je vais t'aider.
  • Non, je ne suis pas d'accord tu es ma mère soit je te respecte, mais je suis majeure, alors je te demande d'expliquer à papa que je n'ai pas l'intention de regagner la maison.

Elle me regarde sidérée, prenant à l'instant même conscience de son erreur !

Elle repart sans même claquer la porte ni me dire au revoir, la pièce n'est déjà pas très confortable mais là, je sens le froid me mordre les os.

Mon frère n'a pas reparu pendant quinze jours, le temps m'a paru long pourtant après deux ans de situation d'exception je devrais être habituée. Doucement le dessin prend le pas sur le Sanskrit. J'y puise encore des formes qui sont importantes pour le déroulé du poignet. Les lignes doivent venir comme de l'eau qui court libre et sans contrainte, mais moi je ne suis pas l'eau, j'ai tendance à vouloir aller trop vite, il m'aurait fallu une initiation à la calligraphie.

Un anorak sur le dos, grosse écharpe et bonnet, je fais un raid jusqu’à la fac, en dépit du froid vif qui vous mord la peau, j'apprécie cette balade qui me permet de me dérouiller les articulations.

Les couleurs, hors les publicités ont pratiquement disparu, la ville en brun gris et noir semble un peu triste. Les humains s'y remarquent au halo de buée qui s'échappe de leur bouche comme les bulles d'air relâchées par le plongeur en scaphandre. Les rares feuilles qui restent sur les trottoirs ont perdu leurs ors comme les emblèmes royaux foulés aux pieds lors d'une révolution.

   La question du moment est : "qu'en sera-t-il demain si je rate mon triple Axel ?"

Des bleus et des bosses !