Je suis une fille sans histoire. Sans histoire(s). J’hésite…on a tous une histoire, moi par exemple, je suis née, il y a dix-sept ans. Et trois mois pour être exacte, je vous épargne le nombre d’heures et de minutes. Depuis cette année 2004, mon petit « moi » fait partie du grand cycle du vivant et s’inscrit dans le cercle restreint de ma famille, de mes amis, et de toutes ces vagues connaissances qui ont jalonné ces dix-sept années.

Voilà pour mon histoire, banale et semblable à celles de millions d’individus vivant sur cette terre. 

Est-ce à dire que derrière cette façade sans aspérités, se dissimulent des avatars dont aucune chaîne de télévision, au risque de le regretter, n’a encore saisi l’incommensurable richesse ? La petite jeune fille que je suis cacherait-elle de palpitantes histoires ?

Même pas. Inutile de vous faire saliver, je ne suis ni la fille cachée du roi d’Arabie, ni la réincarnation d’Indira Gandhi. Je suis une fille de Français moyens qui vit dans un pavillon de quartier suburbain et même, pour tout vous dire, même mes résultats scolaires sont moyens.

Il ne faut cependant pas en déduire que cette condition m’affecte et que je regrette de n’être point Baudelaire et accoucher du Spleen (l’auteur est au programme du bac, je ne vais donc pas me priver de le citer). Non, je suis plutôt heureuse. Aînée d’une fratrie de deux enfants et demi (le demi, c’est pour mon petit frère à venir dans quatre mois), j’assume mon rôle, je m’extasie avec les amies de ma mère devant la grâce enjôleuse de ma sœur. Elle est trop chou, trop mignonne, trop rigolote. De trop…Enfin… c’est ce que je m’autorise à penser dans mes grands moments de révolte. Horreur que je regrette dans la minute qui suit car je reconnais qu’elle est craquante, la petite. Imaginer qu’elle pourrait ne pas être, me remplit d’un manque que j’ose qualifier d’existentiel.

Dans une moindre mesure, ou plutôt d’une manière différente, ma meilleure amie Chloé est, elle aussi, indispensable à ma vie, elle est ma seconde sœur, comme l’autre, aimable et attachante. Elle le sait et au lycée, elle s’est acquis une petite notoriété en créant son blog : Comment pêcho

Autant dire que j’ai été sa première follower ! J’avais bien besoin de ses conseils car même si j’ai une foultitude de copains, je ne suis pas assez canon pour revendiquer le titre de miss lycée, pas même celui de miss Term C ! Le côté cool de l’affaire, c’est que la confiance des adultes lui est acquise, notamment celle de ma mère qui m’autorise certaines soirées à condition que Chloé soit de la partie. Si elle savait que c’est une Chloé complètement déchirée que j’ai ramenée chez elle hier soir, elle changerait sans doute d’avis. Perso, je trouve un peu dommage de devoir s’enfiler des shots de vodka pour s’éclater. Moi, je ne peux pas, car l’odeur seule de l’alcool me donne envie de vomir. Cette soirée a eu des allures de cata, non seulement Chloé m’a lâchée dès notre arrivée mais Erwan ne m’a pas calculée, tout juste s’il m’a tapé la bise, même pas remarqué mon nouveau maquillage Je suis dégoûtée. J’avais prévu une story de ouf. C’est mort.

C’est peut-être parce que cette soirée n’a pas été d’enfer que j’ai tenu à rappeler à Chloé sa promesse d’aller courir avec moi le lendemain. J’ai été sympa, j’ai attendu midi pour aller sonner à sa porte. Sa mère m’a ouvert. Chloé n’était pas levée, elle ne se sentait pas bien, elle avait mal à la tête, pourvu que ce ne soit pas la covid 19. Covid 19…vodka 19 plutôt…et gueule de bois qui va avec...j’étais furieuse. Elle avait promis. Tant pis, j’ai décidé d’aller courir seule. Je me suis engagée dans l’allée de la forêt et j’ai couru, couru pour évacuer ma rage et ma frustration. 

La fatigue m’a fait ralentir le pas, je me suis arrêtée et j’ai regardé autour de moi, je ne reconnaissais plus l’itinéraire que nous avions l’habitude d’emprunter avec Chloé. J’ai aussitôt fait demi-tour, mais à l’intersection de deux chemins, j’étais incapable de savoir d’où je venais. Pas de panique, j’ai sorti mon portable, mon père allait venir me chercher, il connait la forêt, comme sa poche dit-il. Pas de réseau. J’ai continué d’avancer, le bras levé, à la recherche des ondes bienveillantes. En vain. Aucune connexion, mon seul repère restait ma montre qui m’indiquait qu’il y avait plus de 2 heures que j’était entrée dans cette saleté de forêt. J’étais essoufflée et l’angoisse commençait à me gagner. Je me suis assise sur un tas de mousse et j’ai tenté de reproduire les gestes de relaxation enseignés par notre prof d’EPS. Je n’avais pas envie de ricaner comme pendant les cours, j’ai réussi à me calmer. J’ai repris la marche et je me suis dirigée vers ce qui me semblait être des bruits de moteurs. Pour aller au plus court, J’ai quitté l’allée et je me suis enfoncée dans les fourrés. Je pensais aux sangliers, j’avais peur de croiser le chemin d’une femelle et de ses petits, mon père m’avait raconté qu’il avait eu la peur de sa vie quand il avait été coursé par une laie lors d’une banale cueillette de champignons. 

Mais pour l’instant, c’est moi qui fonçais, tête baissée mais bras levé, toujours avec l’espoir d’accrocher du réseau. Je me débattais avec les ronces, la main qui tenait le portable était en sang, des épines se sont enfoncées profondément dans ma peau et de douleur, j’ai lâché le téléphone. Je l’ai cherché, de manière brouillonne, les ronces entremêlées m’empêchaient d’explorer le sol, je me suis mise à pleurer et je crois que c’est à ce moment-là que la panique m’a prise à la gorge. 

Je me suis effondrée et je ne me rappelle plus combien de temps je suis restée recroquevillée par terre. Je sentais une odeur d’humus, très forte. Une odeur de cimetière. J’étais morte. On m’enterrait. Un cri terrifiant m’a fait sursauter. J’ai mis quelques minutes à me rendre compte que c’était moi qui hurlais. Dans le lointain, j’ai cru entendre les aboiements de chiens. Une chasse à courre, j’allais être abattue comme un cerf.

Je ne me rappelle pas comment j’ai trouvé la force de me relever, je ne sais pas comment je me suis retrouvée sur un chemin, puis sur une route, au bout de cette route, une maison.

Je tambourine, on m’ouvre, en face de moi, un téléviseur allumé me renvoie mon image, une voix grave parle d’un téléphone retrouvé, il porte des traces de sang, la police va le faire analyser, la battue avec des chiens n’a rien donné…

- Mais…vous êtes la jeune fille de la télé…qu’est-ce qui vous est arrivé ?

J’aurais pu tout raconter.

J’ai répondu dans un souffle.

- J’ai été enlevée, deux hommes, une camionnette blanche.

Et les mots sont restés dans l’air, comme solidifiés.

 

                                                                                              Fin