Peut-être (25)

 

Salon en bazar. Coussins éparpillés. Le sofa a pris du champ, repoussé sous les assauts, pas la première fois, c’est qu’il en a vu, le bougre, il en aurait des histoires à raconter s’il était doué de parole ou d’une caméra. Mais les meilleures histoires se devinent, s’inventent au gré de la mémoire. Qu’il n’a pas, ce sofa. Manquerait plus que ça que les objets la surveillent, Emma, pas du tout le logiciel qu’elle a choisi, aucun espion virtuel ou réel, personne pour lui dicter sa conduite. Et là, elle n’a rien retenu, emportée par la digue du désir, du plaisir…

  • Eh bien dis donc, cher Hubert, si j’avais pensé en arriver là si vite…
  • Des regrets, déjà…
  • Certainement pas, mais après la scène grand seigneur que tu m’as jouée…
  • Jouée non, je suis fait de cette étoffelà, hélas je ne connais pas la simplicité…
  • Pourquoi hélas ?
  • Peu de succès auprès des femmes, c’est pourquoi je craignais un échec avec toi, tu me plais follement… 
  • Peu de succès ? j’ai du mal à y croire, beau parleur…
  • Oh, entre séduire par les premiers mots, et forcer le pas avec mon fatras précieux sans susciter force rires…
  • J’avoue…
  • Il y faut des lettres, des lectures, de la Merteuil, de la Lady Chatterley…
  • Une vraie barrière, pas donné à tout le monde… pour tout te dire, j’ai éclaté de rire, puis me suis ravisée, la curiosité…
  • Parce que, chère galante, tu connais le pouvoir des mots…
  • Les mots, oui, mais pas que les mots !
  • Pour le corps, je l’avoue, tu te poses là aussi, quelle coquine !
  • Et tu vas t’en plaindre…
  • Certes non !

 

Rangement rapide de la table et des restes du diner, histoire de ne pas trouver le matin un spectacle peu ragoutant, et elle l’entraine dans sa chambre, son lit prêt à accueillir la suite de leurs ébats. La valise attendra dans la voiture. Autre chose à penser. Et un homme incapable de se lancer dans une nuit avec elle sans réfléchir à son pyjama peut aller se rhabiller. 

Premières lueurs de l’aube sur un lit en vrac. Emma a tiré la couette de son côté, toujours un peu froid après, Hubert, à moitié découvert, ouvre un œil timide, ébloui d’éclats de rêve, réveil dans cette chambre inconnue encore la veille… Emma, encore flottante, limbes ou rêves, se colle contre son dos, sa chaleur, sa jambe agrippe celle de son amant.

  • Bien dormi ?
  • Oui, d’une traite, moi qui ai toujours besoin de me lever la nuit…
  • L’amour…
  • Oh, tu vas peutêtre un peu vite… 

Il la retourne, la presse contre lui, beaux débuts… redescend sur ses seins, son ventre, son sexe, reprend les caresses qui lui ont tiré dans la nuit gémissements et hauts cris de plaisir – je t’avais prévenue que j’étais réactive et expressive – qui s’en plaindrait ? – pousse plus loin, un petit matin qui finalement se moque pas mal des miettes éparpillées de la veille…

  • Eh ben, dis donc, tu as de la ressource…
  • Tu veux dire pour un homme de mon âge…
  • C’est vrai que les plus jeunes…
  • Et Madame est connaisseuse…
  • Oui, mais les plus jeunes passent rarement la nuit, comme ça, au débotté !
  • Et ils n’ont pas accumulé le désir qui me porte, ce désir fou qui m’a envahi, brutalement, en te voyant…
  • Pas avant ? Alors, les échanges…
  • Non, ça c’était du badinage, classique, qui n’atteint pas souvent son but, les femmes sont hélas si prosaïques…
  • Ou réalistes…
  • Sans intérêt… sans désir pas d’amour, et viceversa… 

 

Café, thé, pain chaud passé au four, confitures, Emma improvise un petit-déjeuner rapide dans le jardin. Un peu frais, mais le soleil est prometteur, et bien couverts, ils surveillent les premières violettes dans la pelouse, et les éclosions jaunes et blanches dans les arbustes de la haie. Hubert est allé jusqu’à sa voiture chercher sa petite valise, accessoires de toilette, quelques vêtements de rechange…

  • J’ai du travail, je vais me préparer et m’enfermer dans mon bureau, mais prends ton temps…

 

Dossier compliqué à traiter. Beaucoup d’annulations de voyages avec cette période de pandémie. Normal. Chute des réservations. Repositionnement, ceux qui veulent encore partir cherchent autre chose, deviennent exigeants, du cousu main qu’ils peuvent annuler au dernier moment, un boulot de dingue souvent pour rien. Mais bon, son commanditaire essaie de tenir le coup, de s’adapter, ne pas perdre ses clients, en gagner de nouveaux, ceux qui n’en peuvent plus de rester enfermés, de n’avoir plus d’horizon. Alors, il faut refaire. Reprendre les dossiers. Recommencer. Réécrire pour s’adapter. Elle doit trouver les idées, elle a bien reçu des consignes, des suggestions, mais tout reste vague, elle s’y attelle, elle a un peu trop repoussé, la date butoir est là, ça ne peut plus attendre. Le soleil sur les premières fleurs réveille son imagination, les mots bondissent sous ses doigts, satisfaite, après plusieurs jours d’incertitude, le sentiment d’y être arrivée… le plaisir emmagasiné la galvanise ? Bon, faut pas exagérer quand même, pas sûr qu’il y ait un tel rapport entre son plaisir et son écriture. Elle boucle le dossier, le relit une dernière fois, enregistre le fichier, et hop, parti, le sort en est jeté, on verra bien, la réaction du commanditaire ne va pas tarder. Toujours un moment compliqué, un refus qu’elle ne peut pas s’empêcher de redouter, des remaniements qu’elle ne pourrait accepter sans se désavouer et se discréditer, à ses propres yeux. Bon, accepter le temps requis avant la réponse, ne pas rester plantée devant son ordi à s’angoisser… elle se lève, va se faire un thé et voir où en est son invité, il ne serait pas parti sans la saluer…

 

Cheveux bruns négligemment rejetés en arrière, doux effluves de shampooing, chemise propre, pantalon sombre au pli marqué, Hubert lui tend une tasse fumante, un earl grey infusé à point, il doit s’y connaitre en thé, et comment savait-il que, justement à cette minute, elle en avait envie, et s’accordait une pause… Accord parfait de deux âmes en union… télépathie… franchement non, Emma, ne te mets pas à croire à des trucs pareils… 

  • Joli hasard, je viens juste de boucler mon travail, j’avais très envie d’un thé, celui que tu as préparé est parfait.
  • Oh, j’ai peu de mérite, tes placards regorgent de merveilles !
  • Oui, mais de là à en tirer un nectar subtilement parfumé et à température idéale…
  • Merci pour le compliment !

 

Sa tasse bien en main, Emma évite le bras qui veut la conduire en direction du sofa.

  • Oh, j’aime mieux sortir un peu… enfermée depuis ce matin, j’ai eu du mal à boucler mon dossier… besoin de prendre l’air… 
  • Avec plaisir ma reine, je voulais juste poser un baiser sur tes lèvres, mais dehors, bien sûr…
  • Et toi, comment s’est passée ta matinée, tu as pris le temps de te faire beau !
  • Flatteuse !
  • Tu as des projets ?
  • M’occuper un peu de toi, je me suis permis de faire une incursion dans ton frigo et tes réserves, un déjeuner t’attend, à ton gout j’espère… Tiens, donnemoi ta tasse.
  • Si je m’attendais à ça…

 

Direction les toilettes, le thé vient de réveiller sa vessie endormie depuis le matin, pas son habitude, plutôt du genre à y aller une fois par heure. La table est installée dans le jardin, sur l’arrière, côté sud, à l’abri du vent le soleil promet un agréable déjeuner extérieur. 

Se laisser chouchouter un peu, elle a un mouvement de recul, pas que de bons souvenirs, ça ne lui est pas arrivé depuis longtemps. Mais après tout, pourquoi pas essayer, se laisser porter un peu, pour une fois. 

La porte de sa chambre d’amis est entrouverte, elle croyait l’avoir refermée après la visite d’hier. 

Un coup d’œil. Comme habitée. Deux chemises et un pantalon accrochés aux cintres du portant, la valise fermée posée dans un coin… Il aura voulu aérer ses affaires sans la déranger, c’est vrai que depuis le matin, elle ne lui a pas laissé l’occasion de lui parler. 

Elle va faire honneur à son déjeuner, passer un bon moment, elle verra après...