La fenêtre entrouverte la surprend, l’air frais du matin s’est immiscé dans son sommeil, il a interrompu la nuit que rien ni personne ne l’empêchait de prolonger. Couchée un peu plus tard, finalement déçue par une soirée dont elle s’était d’abord réjouie, elle avait compté sur le repos pour oublier les détails navrants d’une rencontre si médiocre qu’elle rêverait de pouvoir faire machine arrière. Seule, elle aurait éconduit rapidement ce Loïc que Géraldine lui avait mis dans les jambes, elle lui aurait signifié qu’il ne l’intéressait pas, qu’il ne correspondait pas à ce qu’elle s’était imaginé, d’ailleurs elle ne s’était rien imaginé, il valait mieux en rester là, et elle serait partie, tout simplement. Mais voilà, il était là, chez Géraldine, invité par celle qui l’accueillait si gentiment le temps qu’elle se refasse une santé. Alors, la situation avait été compliquée. Après avoir disparu aux toilettes, elle avait bien dû revenir, affronter la situation, écouter ce prétentieux lui raconter sa vie, lui déclamer un amour aussi subit qu’impromptu, l’accaparer comme si tous les autres avaient été sourds, muets et aveugles. C’est quand il avait opéré un rapprochement physique, pressant ses mains, collant sa chaise contre la sienne, frôlant son flanc, que cette angoissante proximité l’avait fait tressaillir, un cri aigu, conversations et regards s’étaient figés, la mettant sur ses pieds dans un déroulement engourdi de sa colonne, magnifique ralenti qu’aucun travelling, hélas, n’avait eu l’occasion de fixer. Ça va, ma chérie ? s’était enquise Géraldine, question rhétorique puisque tout le monde avait suivi les manœuvres d’approche avec un intérêt à peine dissimulé par les convenances. Le beau brun ténébreux aux yeux clairs lui tendit un verre avec un fond de vin blanc, juste ce qu’elle pouvait accepter sans prendre de risques, ni d’une incompatibilité avec ses médicaments, ni d’une sortie de route émoustillée dont il valait mieux, à ce stade de la soirée, qu’elle se dispense. Elle avait souri, pour les rassurer, surtout le beau brun, que faisait-il là à point nommé, décidément il lui rappelait trop son collègue. Les conversations avaient repris, autour du burn-out, si fréquent actuellement dans les entreprises qui décidément en demandaient trop, elle en était l’exemple vivant, autour de ce projet avorté de réhabiliter le quartier, c’est vrai qu’en faire une zone d’accueil de migrants était voué à l’échec, il fallait pourtant bien faire quelque chose pour tous ces gens qui ne savaient pas où aller, mais vu la fréquentation du quartier, c’était leur faire un cadeau empoisonné. Elle répondait par bribes, on mettait son laconisme sur le fait de sa fatigue, mais comment leur dire que cette histoire de migrants dans le quartiern’avait été que de la poudre aux yeux, un moyen de la tenir, une manipulation de plus qu’elle n’avait pas vu venir. Elle restait par prudence au milieu du groupe, debout, son verre à la main, près du beau brun qui la rassurait, qu’avait-il senti du danger qui la minait, de l’angoisse que ses yeux cachaient si mal ? Au moment du café elle avait opté pour une infusion, un tilleul, raisonnable, elle avait échappé au piège Loïc, pas dit pour autant que le sommeil était assuré, même avec les médicaments.

 

 

Trop tard pour fermer la fenêtre, le mal est fait, elle ne se rendormira pas. Les bruits de la maison la retiennent. Ténus, feutrés, on est samedi, mais Géraldine ne doit pas souvent faire la grasse matinée, et Denis ne supporte pas de la voir nettoyer seule. S’ils n’ont pas tout rangé avant de dormir, ils doivent être en train de terminer en silence pour éviter de réveiller les enfants, et elle qu’ils ont bien l’intention de dorloter durant le weekend. À peine des frôlements, un robinet qui coule, des rires, étouffés, des chuchotis imperceptibles. Attendre encore un peu, cachée sous la couette, retarder ces fourmillements qui lui enjoignent de se lever, laisser ses hôtes profiter un peu, seuls, de ce bref moment d’intimité ménagère.

 

  • Bonjour…
  • Salut, comment vas-tu ma belle ce matin ? Remise de tes émotions ?
  • Ça va… vous avez déjà tout rangé… je voulais vous aider…
  • Ne t’inquiète pas, pour une fois que les enfants dorment le matin, nous en avons profité pour refaire le monde et le rangement s’est fait tout seul.

Denis est dans une grande forme… Son chiffon à la main, il termine de traquer la poussière sur les buffets, et de replacer table, fauteuils et chaises à leur place. Son visage, habituellement un brin plus austère, brille d’un sourire malicieux. Restes d’une nuit amoureuse, bavardages cancaniers du matin, les deux peut-être… Géraldine s’est assise pour boire un café.

  • Viens déjeuner, tout est prêt à la cuisine, je vais te faire un plateau.
  • Hmmm…
  • J’insiste, pour une fois que je suis là le matin pour te servir un peu, ça n’a pas dû t’arriver depuis un bout de temps de te faire servir, sauf à la clinique, certes…
  • OK alors.

 

Son regard est parti. Les voix douces de Denis et Géraldine l’effleurent. Sans traces. Gentillesse souriante dont elle s’éloigne. Un sas, lui a dit le médecin. Sans lui indiquer quand passer de l’autre côté du sas. Vivre sa vie, mais quelle est sa vie ? Rester pour ne pas être seule… Fuir… Elle a déjà tant fui. Pour retomber dans les mêmes erreurs. Du bruit vient de l’étage, les enfants dévalent l’escalier en se chahutant, ils sautent dans les bras l’un de leur mère, l’autre de leur père, bousculades joyeuses. Leurs cris se figent comme les yeux de leurs parents devant son silence, son regard perdu, si loin. 

 

  • Je vais partir. Rentrer chez moi. 
  • Tu crois ? C’est un peu tôt… Le médecin…
  • Je sais… je suis bien là… mais c’est mieux…
  • Mieux pour qui ? Pour nous, tu n’y penses même pas ! Tu restes tant que tu veux, tu nous fais de la présence, de la distraction, n’est-ce pas les enfants ?
  • C’est pas la question… je vais rentrer… c’est mieux…

 

Denis prend le relai de Géraldine, explique ce qu’elle leur apporte, comment ils ont remis en question leur manière de vivre depuis qu’elle est là, prendre le temps de se parler, de se poser, moins de stress, se souvenir que les jours passent, que la course à la vitesse commençait à les atteindre eux aussi, qu’ils allaient y laisser des plumes si elle n’avait pas, pour un temps, ralenti le compteur. Et les enfants sont contents, leurs parents sont là, plus souvent, ils prennent le temps de leur parler et de se parler, sans être toujours sur leurs téléphones ou la tête ailleurs. C’est une position un peu égoïste, il le reconnait, il pense à eux plus qu’à elle, c’est peut-être ce qu’elle pourrait, ou devrait leur reprocher, c’est peut-être pour ça qu’elle veut partir, ils ne sont peut-être pas assez attentifs à elle.

 

  • Si, rassure-toi, Denis, vous êtes vraiment super tous les deux, rien à dire. 
  • Mais alors ?
  • C’est moi, je fuis depuis trop longtemps. Le médecin, et vous, m’avez aidée à revenir à moi-même. Vous m’avez fait un sas douillet et parfait. Maintenant j’ai besoin de me retrouver, de m’arrêter un peu pour comprendre.
  • Mais, la solitude…
  • Je vais tenter, la solitude, l’isolement, je verrai bien. Si jamais c’est trop dur, je trouverai d’autres solutions, et peut-être qu’après un temps j’aurai vraiment envie de faire des rencontres. Mais là, je ne peux pas, j’ai été odieuse hier soir avec Loïc, je ne suis pas prête.
  • Oh, tu sais, Loïc, il est un peu lourd aussi…
  • En tout cas, je lui dois des excuses, si vous voulez bien lui dire. Et puis, si j’ai pu vous aider à trouver aussi un peu de calme, j’en suis ravie. Mais ma décision est prise, je vais rentrer chez moi.