Voilà sept semaines, mon cher Mirza, que nous sommes retenus à Poitiers. 

Nous arrivions de Paris quand la nouvelle a couru de bouche en bouche : l’épidémie est là !

Tu juges bien qu’un tel mot répand la terreur, il n’en est point d’autre qui te fasse penser à la peste et dès lors, te voilà assailli d’images atroces : lazarets encombrés, apothicaires assiégés, cadavres abandonnés.

Et pourtant, jusqu’à ce jour de mars, les Français avaient continué à vivre dans une bienheureuse insouciance. Une maladie inconnue et meurtrière était apparue sur le continent asiatique ? Qu’elle se permît de franchir nos frontières, c’eût été bien improbable voire déplacé, voilà mon cher Mirza ce que pensait ce peuple orgueilleux.

Mais il fallut taire cette puérile assurance quand, à l’instar de la peste, la maladie s’abattit sur l’est, puis le nord et menaça d’envahir l’entier pays ; le monarque prit alors une décision que d’aucuns estimèrent liberticide mais contre laquelle ils ne s’élevèrent pas, tant il est admis que craignant le pire tu acceptes le mal, celle de confiner toute la population.

C’est ainsi, qu’arrivés à Poitiers, nous ne pûmes poursuivre notre périple plus avant.

Les portes de la ville s’étant refermées, nous n’eûmes d’autre choix que de quérir à nous loger et je dois reconnaître que nous n’avons aucun sujet de nous plaindre tant notre logement est plaisant.

Le croiras-tu ? Là d’où je t’écris, Jeanne d’Arc y habita ! Ce hasard me réjouit et je regrette de ne pas être de ces esprits faibles qui se laissant aller à la rêverie finissent par entendre les voix de l’au-delà ! 

Pour l’heure, nous considérons comme un énorme avantage d’être dans le centre ville, à quelques pas de la cathédrale et de l’église Notre Dame, nous pouvons ainsi chaque jour flâner dans ces charmantes rues, pendant l’heure de sortie quotidienne qui nous est accordée par le gouvernement.

            Mais à la vérité, bien des choses ont changé avec ce confinement. Mon bon Mirza, imagines-tu ce pays où il est désormais impossible de pousser l’huis d’un estaminet pour se désaltérer d’un breuvage de son choix ? Où il est impossible de dire et écouter les nouvelles, entouré d’aimables compagnons ? Où il est impossible de refaire le monde, ce à quoi s’emploient d’ordinaire, les sots comme les gens d’esprit dès qu’ils se retrouvent attablés devant un verre de vin ?

            Bref, tous ces habitués des cafés sont, depuis lors, dépouillés du plaisir ineffable de débattre publiquement de sujets qu’ils ignorent mais dont ils parlaient auparavant avec tant de passion ou plutôt devrais-je dire, les voilà réduits à écouter dans le huis clos de leurs demeures où ils sont confinés les savantes analyses de maints ignorants assermentés et d’autant de Diafoirus aux avis péremptoires. 

            Je dois avouer que je me sens moi-même désemparé, ne sachant si je dois croire le dernier qui a parlé ou attendre l’avis autorisé du prochain beau parleur qui viendra démentir les propos précédents et j’enrage comme un Chrétien de me retrouver tel l’âne de Buridan à devoir choisir, car qui suis-je, pauvre Persan de passage, pour savoir si je dois porter un masque ou des gants, des gants et un masque ? l’un ou l’autre, l’autre ou l’un ? Je me prends à rêver du retour du monarque thaumaturge qui apposerait sa main sur les fronts fébriles et guérirait les infectés.

            Ah…mon pauvre Mirza, je crains de perdre la raison, tu me connais je n’ai presque jamais eu de chagrin, et encore moins d’ennui, pourquoi donc me faut-il aujourd’hui me sentir plein de dégoût pour moi de me sentir inutile ? Je ne sais pas soigner les corps, je ne sais qu’écrire. Pour soigner les âmes, peut-être. Pour aussi te demander comment tu te portes car j’ai ouï dire que cette méchante maladie venait de s’étendre au-delà des mers.

 

                                                                                                De Poitiers le 26 avril 2020

                                                                                                Lettre persane (151)

                                                                                                (très) librement adapté de Montesquieu