Ce matin, Louise a dû prendre sa canne pour se rendre jusqu’à la boulangerie. Depuis le réveil, ses articulations semblent soudées entre elles et bien décidées à entrer en rébellion.

Elle peste contre les trottoirs trop étroits et, par endroits, défoncés, contre la chaussée toujours plus rapiécée : « On voit bien que ce n’est pas le maire qui habite nos quartiers ! » maugrée-t-elle en tentant de reprendre son souffle à mi-côte.

Elle est bientôt rattrapée par Marinette, son aînée de plusieurs années, et cependant de jour en jour plus alerte, semble-t- il.

« Alors, Louise, les rhumatismes sont de retour ! Il est vrai qu’avec cette saison humide, cela n’a rien d’étonnant. Enfin, d’la pluie, il en fallait ! »

Avant de se séparer après quelques banalités égrenées tout au long de la côte, Marinette lance son habituel conseil-santé : « Vous devriez faire une saison à Luchon, Louise, vous passeriez un meilleur hiver ! »

 

 

Rien qu’à entendre le mot « hiver », le cœur de Louise se serre. Doit-elle se préparer à vivre les mêmes mois d’angoisse que ceux qu’elle connut l’année précédente, bien en amont et en aval de l’établissement du plan grand froid ?

Comment parvenir à trouver le sommeil alors que, de façon obsessionnelle, la même question venait la hanter : « Où est-il par cette nuit glaciale ? Dans l’embrasure d’un porche ? Sous des cartons ? Dans un recoin de parking intoxiqué par les gaz d’échappement ? »

Souvent elle arpentait son modeste rez-de-chaussée, les bras croisés sur son estomac noué. Pour bercer sa peine ou pour bercer ce Billy qu’elle n’a pas su retenir, qu’elle a été impuissante à protéger de ses démons ?

L’assombrissement du ciel virant de la grisaille au noir correspond à celui de son âme. Si son Henri était encore là, il la morigènerait une fois de plus : « Cesse donc de broyer du noir une fois de plus, ma pauvre Louise ! Tu m’agaces. Tu te détruis à petit feu, à quoi cela t’avance-t-il ? »

Aujourd’hui, Henri est parti. Parti sans savoir qu’un beau soir, où le nez dégoulinant et les yeux larmoyants, Billy éternuait, grelottait, se tordait de douleur et, avant de se livrer à un saccage en règle du séjour, éructait des injures en direction de sa grand-mère : « Putain ! Du flouze ! De la thune quoi, tu piges ? Sinon, j’vais crever ! Mais t’en as rien à foutre de m’voir crever ! T’es comme ma mère ! Tu t’en tapes ! » 

Elle se souvient avoir alors plaqué ses mains sur ses oreilles et, terrifiée, s’être enfermée à double tour dans sa chambre à l’étage avant d’enfouir sa tête sous son oreiller afin de ne pas entendre le vacarme au rez-de-chaussée : chaises renversées, vases pulvérisés, vaisselle fracassée. En dépit de sa panique intense, elle ne se résolut pas à utiliser son portable pour appeler la police.

Un moment après, une explosion épouvantable la pétrifia : une statuette en bronze, lancée à toute volée à travers la baie vitrée donnant sur le jardin, la pulvérisait.

Le silence régna à nouveau et durablement. Éperdue, elle se résigna alors à téléphoner à sa fille, Sabine, ainsi qu’à Philippe, son ex-gendre.

L’un comme l’autre, indépendamment, dans des termes presque identiques s’exclamèrent : « Tu l’as voulu ? Tu étais prévenue ? Tu n’as rien voulu admettre alors, à présent, assume ! Cesse de te faire des nœuds avec ce gamin ! Appelle les flics, c’est le meilleur service à lui rendre ! Il est majeur maintenant. Nous, on ne veut plus entendre parler de lui. Ton Billy est irrécupérable. C’est triste mais c’est ainsi, il faut se résigner ! »

Louise attendit le matin comme Sab l’avait fait plus de trois ans auparavant. Comme Sab encore, en dépit des nœuds qui lui tordaient l’estomac, elle retroussa ses manches et se mit à l’ouvrage pour tenter d’effacer au mieux les traces de ce vandalisme. Puis elle appela le vitrier prétextant avoir été victime d’un courant d’air.

Jamais elle ne put se résoudre à dénoncer les méfaits de son petit-fils : sentiment de honte, peut-être, mais surtout expression d’une profonde compassion pour celui qu’elle ne pouvait s’empêcher de considérer toujours comme un enfant victime d’un manque d’amour parental. Elle était aussi en proie au remordS de n’avoir su combler le vide affectif qui le détruisait année après année, de n’avoir pu l’aider à combattre ses démons alors qu’il était venu se réfugier chez elle à l’issue de la célébration dramatique de son quinzième anniversaire.

 

Son imperméable suspendu et ses pantoufles enfilées, Louise s’effondre dans son fauteuil tant elle se sent essoufflée et oppressée. Elle sait bien que la côte n’est pas la principale origine de son malaise et que, pour la raison profonde de celui-ci, il n’y a point de remède.

Comme bien souvent, elle éprouve le besoin de se rendre dans la chambre que Billy a occupée pendant trois longues années et d’interroger les lieux pour tenter de comprendre, de trouver une piste qui lui aurait jusqu’ici échappé.

Ses yeux scrutent, un à un, les murs recouverts de graffitis auxquels elle n’a jamais réussi à s’habituer et qui choquaient tant Henri : « Ces horreurs ! De l’art ! Tu te fous de nous ! » criait-il, furieux de voir le lieu dégradé, ce à quoi l’adolescent rétorquait avant de sortir en claquant la porte : « Tu n’y connais rien et tu te permets de m’juger ! » laissant Louise effondrée par cette algarade de plus qui, petit à petit, allait jusqu’à fissurer la bonne entente du vieux couple.

Une fois encore, elle se livre à une inspection minutieuse des lieux sans réellement en cerner la finalité. Tout est là, Billy est parti ce soir de délire avec les vêtements qu’il portait sur lui : un vieux jean effrangé, déchiré, le seul qui avait grâce à ses yeux et le vieux blouson de cuir que son père lui avait abandonné longtemps auparavant. 

Des poches, elle parvient encore à faire tomber d’ultimes débris de tabac. Des chaussures en vrac, du linge sale qu’elle ne s’est curieusement pas résignée à laver comme si cela simulait un peu de sa présence, jonchent le sol.

Du tiroir du bureau, elle extirpe une fois de plus les morceaux d’une photo dont elle reconstitue le puzzle : elle représente l’enfant à l’âge de trois ans aux côtés d’une sorte de grand géant roux et barbu au sourire lumineux.

Louise se souvient avoir vu ce cliché exposé sur le bureau de sa fille Sabine après son retour de Crète. Elle avait su alors qu’il s’agissait d’Alex, le mari d’Anne. Puis la photo avait disparu. Elle s’était abstenue de poser des questions car cela correspondait à un moment où Sabine semblait fort déprimée après une période d’euphorie faisant suite à son retour de vacances. La vieille femme devait aussi reconnaître que, depuis « l’affaire de la 147 », leurs relations, redevenues aussi tendues qu’au moment de l’adolescence, ne laissaient aucune place au dialogue et moins encore aux confidences.

Dans les mois qui suivirent le retour de Crète, Louise et Henri s’étaient grandement réjouis de voir leur fille consacrer, avec enthousiasme et patience, beaucoup de son temps à son fils, en dépit d’un métier très exigeant. Il est vrai qu’elle avait bien du mérite car Billy ne récompensait nullement ses efforts : capricieux, exigeant, violent, il transformait souvent le quotidien de sa mère en cauchemar. Il se mit même jusqu’à lui reprocher de ne pas le laisser partir, vivre au milieu des moutons et des chèvres, avec Alex et Anne. Sa nouvelle lubie était de devenir berger, ce à quoi Sabine lui rétorquait justement : « Fais tes études d’abord, nous en parlerons ensuite ! »

L’apothéose fut la soirée d’anniversaire des quinze ans. Louise se remémore cette attente qui, d’heure en heure, se faisait plus angoissante, Sabine consultant son portable en permanence aux aguets d’un message, puis cette décision de commencer le repas dans l’espoir que Billy allait enfin finir par arriver. Un peu avant minuit, Henri, que la maladie rongeait déjà, demanda à rentrer chez lui. Ils laissèrent donc, le cœur serré, leur fille, assise seule face à un gâteau décoré de quinze bougies. Intact.

 

Ce n’est qu’au milieu de la nuit suivante que Louise et Henri entendirent tambouriner à leur porte. Penchés à la fenêtre de l’étage, ils aperçurent, à la lueur de l’éclairage public, la silhouette de leur petit-fils, à moitié écroulé sur le muret, le long de l’escalier, soutenant leur terrasse. Ils descendirent et durent conjuguer toutes leurs forces pour l’aider à rentrer tant il était titubant. Puant l’alcool et les déjections canines, le blouson maculé de vomissures, il se laissa trainer jusqu’au tapis du bureau sur lequel il s’endormit pendant des heures.

 

Au cours des jours qui suivirent, Billy refusa de s’exprimer autrement que pour dire : « Je n’ai plus de père, plus de mère, inutile d’insister. Si vous ne voulez pas de moi, pas grave, j’irai vivre dans la rue avec les potes ! »

 

Au final, les parents parurent soulagés d’un poids immense et ne pas s’interroger, outre mesure, sur le fait de déléguer, à un couple âgé et fatigué, la responsabilité de l’éducation d’un mineur délinquant. Dès que Billy eut atteint sa majorité, leur discours se transforma même en un encouragement à le laisser vivre à sa guise.

Il est vrai que Sabine avait quitté la région. Elle vivait une nouvelle lune de miel. Elle venait de se remarier à un riche exportateur de Cognac au service duquel, elle avait mis ses compétences de juriste. Elle évoluait à présent dans une sphère où l’argent tenait lieu de valeur principale. Elle se complaisait en réceptions fastueuses au cours desquelles elle excellait à faire se rencontrer les milieux du commerce, de la finance et de la politique. Son fils ne pouvait qu’être qu’un objet de scandale pour elle et son mari.

Philippe lui aussi redoutait d’introduire dans son foyer ce marginal qui lui faisait honte et aurait risqué de contaminer les jumeaux aux dires de sa nouvelle femme.

 

 Henri, rongé par le mal et le chagrin, laissa très vite Louise en charge du jeune homme qu’elle ne parvint pas, en dépit de toute son affection, à empêcher de dériver. Elle constata, de plus en plus souvent, que de l’argent manquait dans son porte-monnaie, que certains de ses bijoux avaient bizarrement disparus. Néanmoins, elle n’osa jamais l’interroger de crainte de déclencher des scènes violentes. Elle dut même s’avouer vivre dans la peur, une peur qui détruisait sa santé. Elle n’osait s’en ouvrir à personne et, en bonne croyante, se disait : « C’est ma croix, je dois la porter comme le Christ a porté la sienne. »

 

Louise quitte la chambre en soupirant : « Arrête donc de broyer du noir ! » aurait bougonné Henri, « Habille-toi et va faire un tour ! ». Sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, un couple de mésanges l’y invite également. Plumes hérissées, elles semblent attendre sa venue et lui rappeler, qu’en cette fin novembre, le vent est glacial, le ciel est noir, les arbres nus et que les mangeoires sont désespérément vides. Louise sourit : « Attendez, mes petites, j’arrive ! »

Elle chausse ses sabots et se rend au jardin accomplir son rôle de pourvoyeuse de nourriture ainsi qu’elle le fait durant tous les hivers.

Elle en profite pour vérifier le contenu de sa boîte aux lettres et ce, sans grand espoir. Depuis qu’elle a renoncé à recevoir le journal, en dehors de la publicité et de quelques factures, elle ne perçoit plus de courrier. Les amies et les cousines sont déjà parties rejoindre Henri, ou incapables d’écrire, alors les surprises sont rarissimes.

Aujourd’hui, une lettre s’est glissée au milieu du catalogue des promotions Leclerc, de celui de Damart et de Temps L. C’est une petite enveloppe contresignée A et A Lévesque. Louise fait une moue incrédule. Elle ne connait pas de Lévesque, cependant la lettre lui est bien adressée : Madame Louise Girard.

Elle quitte ses sabots et rentre. Ouvrir ce courrier exceptionnel mérite quelques égards : prendre le coupe-papier, chausser ses lunettes de près et s’asseoir près d’une fenêtre car il n’est point question d’allumer en pleine journée même si on n’y voit goutte.

A l’intérieur, une carte-lettre :

 

 Chère Madame Girard, 

Alex et moi, ainsi que Billy, 

serions très heureux de vous accueillir pour fêter Noël ensemble si votre état de santé vous le permet. L’idéal serait de partir de Paris pour un vol direct sur Héraklion. Une amie à moi serait toute disposée à vous véhiculer de Montparnasse à Roissy, à l’aller comme au retour. 

Billy serait particulièrement content de vous faire découvrir ses tout nouveaux talents de berger et même de maçon.

A très bientôt, nous l’espérons tous.

Anne

Un petit mot, signé Billy, suivait :

Je compte sur toi Maloulou.