« Avec la saison qu’on a ! ». Géraldine est debout, à la fenêtre, passée après sa journée de travail, juste un moment, pressée, non, elle ne s’assoit pas, elle parle, elle parle, Juliette ne l’a jamais autant entendue… Peur du silence, peur de la maladie, de la dépression sourde qui ne dit pas son nom… Assise sur le fauteuil, Juliette se tait. Elle a déjà beaucoup parlé. Tout remue dans sa tête. Tout ce qu’elle a dit pour la première fois, à une autre, à elle-même. Ce besoin de parler qu’elle avait si bien occulté …

« Avec la saison qu’on a ! » Certes, un jour il fait beau, le lendemain il tombe des torrents, on frôle le gel, et voilà que le soleil revient… Mais de là à blablater, le dérèglement climatique a bon dos ! Y a plus de saison, ma bonne dame… Grand sourire, non pour l’encourager à continuer, mais un sourire venu tout seul, évocations multiples…

  • Ça fait du bien de te voir sourire, si tu savais ce que tu m’as fait peur… Et là, je parle, je parle, qu’est-ce que tu dois te dire ! Mais c’est vrai aussi que je me suis demandé… Le programme est suspendu, déjà ça… Mais avec la saison qu’on a, au stade, c’est chaud, tous les soirs une compétition, ou une réunion, et le weekend ça n’arrête pas… Je t’avais dit que je faisais partie du bureau de l’athlé, j’en ai fait beaucoup dans le temps, j’ai passé le relai, ma fille et mon fils, aussi mordus que moi à l’époque… Pas une minute à moi… Heureusement qu’au boulot, ça s’est calmé, le « programme migrants » ajourné, la mairie aurait fait marche arrière, pas prêts… c’est vrai que c’était bizarre, ce programme, parachuté, dans un quartier, t’as vu le quartier, pas top… Bon, je parle, je parle, c’est plutôt toi qui devrais parler… mais c’est encore tôt, repose-toi, profite, ça va pas durer… j’ai quand même du mal à comprendre pourquoi ils avaient lancé ce « programme migrants », qu’ils te l’avaient collé, de but en blanc, sans réfléchir aux dégâts collatéraux…
  • Dégâts collatéraux ? 
  • Oui, c’est peut-être fort comme expression, mais ils auraient pu se douter que c’était lourd pour toi, t’es pas du coin, et c’était un drôle de pataquès à te foutre sur le dos… ils auraient voulu te faire craquer, ils s’y seraient pas pris autrement ! Enfin, tu as le sourire, maintenant, profite… Oups, j’avais pas vu l’heure, il faut que je me sauve ! Et avec cette dépression
  • Ah, c’est ça qui te fait peur… t’en fais pas, c’est pas contagieux… 
  • Quoi ? ah non… je parlais de météo…
  • Rions un peu ! Merci, ça m’a fait plaisir de te voir, vraiment…
  • Je repasse bientôt. Bisous, ma belle !

 

Jamais vu Géraldine aussi survoltée. Un vrai courant d’air. Elle d’habitude si posée… 

 

La fenêtre s’obscurcit brutalement. Une grande fenêtre large, immeuble conçu pour le repos, fenêtres de bonne taille. Avec vue sur de grands arbres, des bancs de bois sur une pelouse claire, presque un parc pour la promenade. Peut-être d’ailleurs que les familles viennent s’y promener le dimanche, prétextant une visite à un malade, une mamie, une vieille tante… Mais là, maintenant, non, personne, on ne voit plus à trois mètres. Un énorme nuage explose, le ciel est d’un noir absolu, Soulages n’a qu’à bien se tenir. Un nimbus, oui c’est ça, il le lui répétait constamment, Antoine, nimbus, pas cumulus. Le cumulus, c’est plus clair, grisâtre, moins dense, bizarre d’avoir donné ce même nom au cumulus d’eau chaude, la poésie en prend un coup. Le nimbus, lui, reste net, bas, plombé, impossible d’y échapper, pas de double sens, pas d’espoir de chaleur ou d’éclaircie, il pleut, il va pleuvoir, il a plu, seul le temps peut varier. Et là, ce n’est plus de la pluie, c’est les chutes du Niagara, un déluge, les vannes sont lâchées, facile de croire que la vue s’obscurcit, avec cette cataracte-là. Black-out total. Écouter à défaut de voir, les ploc répétitifs, les brrr des rafales, les plouf, et, à y prêter l’oreille, quelques sons plus fins, indéfinissables, de légers chuintements…

 

  • Madame Dousse… Juliette… excusez-moi, je n’osais pas vous déranger, vous dormiez peut-être…
  • Oh, non, je ne vous entendais pas, la tête ailleurs…
  • Il faut dire qu’avec ce qui tombe ! Je voulais vous prévenir, vous demander. Il y a quelqu’un à l’entrée, qui demande à vous voir. Comme il n’est pas sur la liste de vos visiteurs, nous ne savions pas si nous devions le laisser entrer. 
  • Un homme ?
  • Oui, il se présente comme un ami, Antoine, mais c’est vous qui nous dites.
  • Ah oui, quand même ! Franchement, je ne sais pas si je suis capable.
  • Comme vous voulez, on le renvoie.

 

Tant de bruit pour rien, ce vacarme dehors qui s’évertue à rincer le ciel, promesse de renouveau, des lendemains qui se remettraient à chanter. Ses yeux s’embuent de son incorrigible optimiste, elle a pourtant été prévenue, maintes fois, mais on ne se refait pas, quand la vie a pris son cours, tu peux toujours ramer, courir, pour l’inverser, rien n’y fait, tu n’y peux rien. Et puis ici, dans ce cocon, elle est tellement au sec ! Pourquoi pas ?...

 

  • Oh, et puis non, faites-le venir, mais est-ce que vous pouvez rester pas loin, je vous appelle au cas où ?
  • C’est possible. Je vais rester à trainer dans le couloir, mine de rien !
  • Merci…

 

Il vient d’entrer. La tête basse, enfoncée dans les épaules, un blouson beigeasse, le regard fuyant, vers le coin le plus sombre de la chambre, ne sachant où se poser. Plus rien de cette superbe savamment entretenue et revendiquée. Un pauvre bougre, presque.

 

  • Que fais-tu là ? 
  • Bon…jour… je peux…entrer…
  • C’est déjà fait ! mais je répète, que fais-tu là ? 
  • Quel accueil !... Je m’attendais au pire… on m’avait dit… mais le pire, non… je dirais pas ça… tu parais en forme… comprends pas ce que tu fais là…
  • Mais dis-toi bien que ça ne te regarde pas ! Tu n’as rien à faire ici !
  • Eh bien, quel accueil, c’est sûr ! si je m’attendais à ça… pour quelqu’un qui vient juste prendre de tes nouvelles… pour t’aider…
  • Je n’ai pas besoin de toi, pas de ton aide, et les nouvelles, tu vois, elles sont nouvelles, je me passais bien de toi, et j’ai l’intention de continuer, si tu n’étais pas revenu mettre ma vie en vrac.
  • Drôle de manière de me remercier ! Une promo inespérée dans un quotidien si morne…
  • Une promo, soi-disant, belle promo ! qui m’a fait dévisser, dans les belles longueurs… une trouvaille tellement bien vissée que la mairie a tout lâché sans attendre… Je ne sais pas ce que tu cherchais, ce que tu cherches encore, mon quotidien morne me va bien, et j’ai bien l’intention de le poursuivre.
  • Mais, ma pauvre fille, même ce poste débile, tu me le dois, juste à claquer des doigts, et tu n’as plus rien, tu n’es plus rien…
  • Ah, nous y voilà, tes bons sentiments sont repartis, ta compassion aura été courte, te revoici tel qu’en toi-même… 
  • … 
  • Madame, s’il vous plait, vous pouvez venir… oui, merci, faites sortir monsieur, s’il vous plait, je suis fatiguée…
  • Allez, Monsieur, vous devez sortir maintenant, déjà vous avez bénéficié d’une visite exceptionnelle, Madame Dousse doit se reposer, elle est là pour ça, vous ne pouvez pas rester, désolée, mais c’est le règlement.
  • Et ne pas revenir…

 

Parti. Rincé, en apparence. Aussi essoré que les arbustes dont la ligne est presque couchée à terre sous l’effet des rafales liquides. Suite en fa mineur. Ou prélude d’un genre nouveau…