Tout du pâté de maisons plus long que la veille, nettement plus long. Cette plongée progressive dans le quartier frappe ses sens, une partie de la ville qui n’existait pas pour elle, qui commence à prendre forme. Question d’habitude. Il lui en faudra encore du temps pour s’apprivoiser totalement. Et à quoi peut-on vraiment dire qu’un lieu vous a vraiment apprivoisé ? Quels signes tangibles ? Là, déjà, les murs tagués lui sont moins hostiles. Elle passe du temps à tenter de les déchiffrer, trouver une unité, d’intention, d’auteur, visiblement ils sont plusieurs, des bombages différents, couleurs, coups de main, des styles, c’est sûr, des signes de reconnaissance, qui lui échappent mais ne lui déplaisent pas. À quoi sert cette zone ? Lieu de ralliement de bandes, espace libre pour trainer, dans une ville où les endroits sont limités, et vraiment trop rangés pour des ados ou post-ados désargentés. Vaut peut-être mieux qu’elle évite de venir le soir seule pour l’instant, le temps qu’elle sonde le terrain, qu’elle prenne des infos. Urgent, la première question à aborder avec la mairie. Une situation mal évaluée dégénérerait vite, une implantation d’étrangers venant déranger la vie des lascars du coin, il n’en faut pas plus pour déclencher des bagarres, des luttes de territoire souvent violentes.
Ça tourne en rond. Elle est déjà passée là, c’est sûr. Ou peut-être pas. Tous les bâtiments finissent par se ressembler. Mais non, c’était l’autre, le deuxième, devant le premier la grille était plus haute, et elle était rouge grenat. Oui, mais devant le deuxième, c’était une grille pleine, verte aussi, mais pleine, celle-ci est à claire voie. Quel bazar ! Comment s’y retrouver dans tout ce fouillis. Sortir son Iphone, le GPS. D’accord, elle s’était promis de s’y retrouver toute seule. Mais là, elle est limite, la panique guette. Elle aura bien d’autres occasions de tourner et retourner dans le quartier, elle rira du GPS, mais là, franchement c’est mieux. Sa voiture est dans la rue parallèle, Géraldine doit avoir fini, c’est bon, adieu pour aujourd’hui à son nouvel espace de travail.
- On va plutôt sortir si ça te va.
Juliette fait le tour des bureaux, salue tout le monde, souhaite bon courage à la remplaçante de congé maternité, au final c’est bizarre de ne plus venir au bureau. Elle rejoint Géraldine qui n’a pas l’air de tenir à ce que des oreilles indiscrètes les écoutent. Sur le chemin du café qui va finir par devenir leur QG, elle lui raconte son après-midi, sa peur de se perdre dans les rues qui se ressemblent, les tags, les bandes à ne pas prendre de front, sa voiture qu’elle avait laissée dans un endroit sûr, à retenir.
- En fait, je t’ai appelée, c’était pour savoir…
Elle le connait bien, Géraldine, ce quartier que lui raconte sa copine, surprise, un brin charmée de sa découverte, comme une plongée dans un univers exotique. Pour elle, rien d’exotique là-dedans. Ces paumés, qu’on est sûr de trouver là à n’importe quel moment, elle les a vu grandir, petits frères de ses copains et copines du lycée, à l’époque de l’usine, l’école ouvrait des portes. Quand elle a fermé, ces gamins ont pris de plein fouet le désarroi de leurs parents, la corde raide tous les mois pour faire face aux factures, ne pas basculer. Ont intégré leur inutilité, pourquoi travailler à l’école, sans avenir, sans espoir. Ont commencé à sécher des cours, à répondre, avachis, à des parents impuissants et anéantis. Les demis, les joints, les délires, les petits coups minables pour grappiller quelques euros, la zone de l’usine a commencé à revivre, hélas. Probablement pas dangereux, ils peuvent être vraiment cons, et racistes, pas de doute, alors les migrants dans le coin, pas sûr que ça fasse leur affaire.
- Ouh, ouh, tu es là ? Tu m’écoutes ?
- Oh, excuse, j’étais ailleurs…
- C’est bien ce qui m’a semblé… Je te demandais si tu étais au courant, si quelqu’un t’a rancardée dans la boite, il y aurait quelqu’un d’autre sur le projet avec moi, je crains le pire…
- C’est-à-dire ?
La remarque du maire, Juliette la lui répète, et comment elle a blêmi, sa peur, se met à lui expliquer, développer, elle est sûre que son ex est sur le coup, qu’il a tout manigancé pour la prendre au piège, une fois de plus, et comment faire, refuser le projet, difficile d’annoncer ça au patron après avoir accepté, elle a déjà vécu le même genre de scène, une nouvelle perspective qui s’ouvre, qu’elle croit qu’il va lui laisser un peu d’air, les griffes se referment, et elle se retrouve dans un plan qu’il a manigancé pour assurer son emprise. Elle aurait pu, aurait dû, demander au maire ce qu’il savait, n’a pas pu, tellement sidérée d’entendre cette phrase, elle s’en mord les doigts, maintenant, trop tard, elle se sent encore tellement fragile. Elle croyait pourtant avoir refait surface depuis qu’elle est arrivée ici, voit bien que non, se prend ses peurs en pleine figure, elles reviennent avec tant de force. Que faire ? Isolée dans la campagne, au bout de tout, elle avait cru se protéger. Mais non. Même là il l’a retrouvée. Pas sûr que tout le monde comprenne bien qu’elle soit allée se cloitrer dans ce fond de campagne, ils se mettent à sa place, ils auraient peur, une femme seule. Mais sa peur, à elle, elle n’est pas là, jamais elle n’a eu peur dans sa maison, protégée de toute incursion, de tout regard. Ce n’est pas là qu’elle a eu peur, mais bien depuis le retour de son ex. Sa présence dans les environs, ou l’imagination de la présence, lui pourrit la vie. Et comment faire pour effacer cette imagination ? Encore heureux qu’elle l’a, elle, Géraldine, finalement cette histoire les aura rapprochées, elle en est bien contente, elle a quelqu’un à qui parler au lieu de ressasser seule toute la nuit. Bon, peut-être qu’elle se monte des plans, que ce n’est pas du tout lui qui a été mis sur le coup, que c’est quelqu’un d’autre, elle ne voit pas qui, elle ne le croit pas, pourquoi serait-il venu la retrouver dans ce coin paumé si ce n’est pas pour retrouver « sa place » ?
Elles se sont arrêtées au bord du trottoir. Ne se décident pas à traverser. Géraldine fixe au loin. Quoi. Son regard se pose sur une voiture rouge qui ralentit, sur une femme qui passe, grand sourire, joli tailleur classe juste original pour être chic, bizarre, elle ne la connait pas, pourtant elle en connait du monde dans cette ville, des enfants courent en rentrant du collège, trop vite, son regard s’arrête sur le passage piétons, ouf, les voitures stoppent, ils continuent leur course en riant comme des fous, c’est bon de les voir rire, les conducteurs sourient, sensibles aussi à cette joie encore enfantine que la préadolescence ne va pas tarder à transformer en bougonnements. Un collègue, de l’étage au-dessus, passe sur l’autre trottoir, en face, il lui rend souvent des services, plus calé qu’elle au plan juridique. Elle le salue de la main. Quand elle a besoin de démêler une affaire complexe, il l’accueille toujours de sa voix égale, on ne le dirait sujet à l’énervement, elle ne l’a jamais vu se mettre en colère ou s’agacer, les affaires compliquées le dopent, il y a des gens comme ça. Elle baisse les yeux, ses souliers vernis commencent à lui faire mal aux pieds, pas faits pour marcher longtemps, Juliette n’a rien dit sur sa tenue, n’a pas remarqué qu’elle est plus apprêtée que d’habitude, presque chic, même si elle a du mal à se couler dans ces silhouettes de magazines qu’elle trouve lointaines, irréelles. Juliette, elle, on voit qu’elle a fréquenté un autre monde, elle sait passer du sport classe au chic qui ne se voit pas, même le négligé ne l’est pas sur elle.
- J’ai bien peur que tu te montes la tête pour rien.
- Comment ça ?
- Ton ex n’a rien à voir là-dedans.
- Quoi ? Qu’est-ce que tu en sais ? Tu as l’air bien renseignée ! C’est quand même lui qui a amené ce projet ici…
- Certainement, sans aucun doute… Pour la suite les choses sont un peu différentes.
- C’est-à-dire ?
- Viens t’asseoir sur ce banc, là-bas, je vais t’expliquer.
Juliette écarquille les yeux, le dos à peine appuyé sur le banc où Géraldine lui parle depuis cinq minutes, garder ses sens en éveil, ne rien rater de ce qu’elle lui raconte. Si elle s’attendait à ça. Géraldine sur le coup. Et si elle comprend bien, elle serait sous sa responsabilité. Bizarre comme situation, le patron lui demande à elle de s’occuper de ce projet, puis il demande à sa copine de la superviser. C’est vrai que Géraldine est plus insérée, que sa connaissance de la ville, du tissu social, sera précieuse pour ce projet d’installation de migrants. Elle ne se cache pas que la cohabitation avec les petites bandes l’inquiète, qu’elle ne voit pas pour l’instant dans quel sens se diriger. Mais là, proposer à Géraldine sans lui en parler, alors que la nouvelle avait dû circuler, si le maire y a fait allusion, elle trouve ça gros, franchement, l’agacement monte, respirer, prendre du recul, rien de grave, mais quand même…
- L’aspect positif, c’est que nous allons continuer à travailler ensemble, et avec beaucoup plus de liberté que dans ce bureau.
- Oui, je reconnais. Mais il aurait pu m’en parler, quand même, que je me retrouve pas comme une conne devant le maire qui savait, lui !
- Non, j’ai rencontré M. Marshall pendant que tu faisais la visite avec le maire, il ne pouvait pas savoir, ils avaient dû se dire que ce serait bien qu’il y ait deux personnes sur ce coup, mais sans dire qui. Le patron n’aurait pas donné de nom avant que j’aie accepté, c’est pas son genre.
- Ouais, il te propose la responsabilité, comme ça, et tu acceptes, tu as pensé à moi, à ce que ça pouvait me faire ?
- Évidemment, j’étais coincée, si je refusais c’était proposé à quelqu’un d’autre, et je perdais la chance de travailler avec toi sur ce projet que je trouve passionnant. Ne te mets pas martel en tête, rien n’est dirigé contre toi. C’est juste que ce quartier je le connais bien, les gens qui travaillaient à l’usine, leur détresse à sa fermeture, et ces lascars qui trainent là, comme tu dis, qui taguent et mettent le bazar, je les connais tous, je les ai vu grandir, un de leurs parents, les deux parfois, sans boulot ni espoir d’en retrouver dans le coin, et eux-mêmes encore pire. Sans compter que quand tu viens des quartiers où ils habitent, qui se sont délabrés, tu as peu de chances d’être embauché. Je sais que c’est dur pour toi, que tu vis mal de perdre la responsabilité d’un projet qui t’a redonné la pêche, te remet sur les rails. Mais rien ne change, je t’assure, nous serons à égalité, j’ai la connaissance du terrain, mais toi tu as d’autres compétences, supérieures aux miennes, pas de quoi créer des rivalités entre nous ni fouetter un chat.
- Je me suis peut-être emballée, c’est vrai.
- Normal, tu es partie sur l’idée que c’était ton ex qui te faisait une entourloupe, une fois de plus, ton stress s’est mis à fonctionner à trois-cents pour cent, réaction normale, altération du discernement disent les spécialistes.
- Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ?
- J’allais le faire, avec prudence, j’anticipais ta réaction, et tu es partie sur les chapeaux de roue, pas moyen de t’arrêter, j’ai attendu le moment…
Une mère passe avec une poussette pour jumeaux, à moins que ce soit une nounou qui garde deux enfants. Profiter des derniers rayons de soleil. La pluie est annoncée pour les jours à venir. Pas évident pour leur nouveau boulot où elles vont être beaucoup dehors. S’assurer qu’elles auront bien un bureau pour élaborer leur projet, recevoir leurs rendez-vous, en dehors de leur secteur précédent, ne pas mélanger les genres. Prendre un imperméable, un parapluie, avoir des bottes dans la voiture.
- Et si on allait y faire un tour toutes les deux, dans ce fameux quartier !