Un teint grumeleux de soupe au chou-fleur, des yeux passés de jour de traine, Juliette s’est attablée au fond de la terrasse, un verre de blanc dans la main gauche, inhabituel à midi. Elle attend. Le serveur contourne sa table, sans un mot, le service commence à être serré, presque un hall de gare parisienne le vendredi soir. Rien à faire, c’est tous les jours pareil. Elle observe. Elle les voit, les entend, ces clients qui vont bientôt se retrouver avec un accueil de migrants à leurs portes, personne ne leur a rien dit ni demandé. Le journal traine sur la table d’à côté, elle l’attrape, jamais pu se faire à l’omniprésence du journal local, le seul, pas besoin de préciser. Jamais lu. Elle tourne les pages. Le journal. Le patron l’a encouragée à le lire. Histoire de connaitre un peu la vie locale. Cela vous sera utile. Repérer les quartiers, ce qui s’y fait, les animations, ce que les gens aiment faire, où ils se regroupent. Son verre de blanc descend peu à peu. Rien qui la passionne dans ces pages, les lotos du samedi, le théâtre amateur, la page des faits divers, elle s’y attarde, feu de machine à laver, pseudo-erreur médicale, oncle pédophile, fascination morbide. Grand éclat de rire, un collectionneur rachète à prix d’or une série complète dont il s’était débarrassé pour une bouchée de pain dix ans plus tôt. La table voisine la regarde. Pas habituel qu’on éclate de rire tout seul. Leur fait un signe de salut, tout sourire. Finit son verre. Géraldine vient d’arriver, s’est assise sur la chaise d’à côté.

 

  • Ça va ? Ton rancart ? 
  • Bien, bien… Tu lis le journal, maintenant… C’est ce qui te fait rire ? Une nouvelle marrante, c’est rare…

Juliette se met à lui raconter, en détails, besoin de parler de tout et de rien, pas trop le moral depuis le matin, l’impression d’avoir accepté un peu trop vite ce poste, une plus grande solitude qui va l’attendre, elle s’est habituée au rythme ordinaire et régulier du bureau. L’impression aussi qu’elle ne va pas être si indépendante, qu’on est en train de mettre quelqu’un avec elle sur cette mission, qu’elle va avoir quelqu’un sur le dos, elle n’en sait pas plus. Elle a fini son verre, elle propose qu’elles commandent à déjeuner, sans trop tarder vu le monde. Géraldine approuve, reste évasive sur le reste, elles se plongent dans la carte, appellent la serveuse qui passe à proximité, une chance. Une salade pour Juliette, un steak-frites pour Géraldine qui reste traditionnelle, couleur locale, sujet régulier de pinaillages, Juliette évite le bœuf, quant aux frites, c’est rare. Elles ne pinaillent pas. Parlent des potins du bureau, une nouvelle remplace un congé maternité, le café arrive. Géraldine y retourne. Juliette a un rendez-vous à la mairie. Histoire de prendre ses marques. De comprendre comment ça fonctionne dans cette ville. 

 

« Je vous l’avais bien dit ! » C’est vrai que les locaux de l’usine sont trash. Tout est défoncé, des fenêtres dont les montants métalliques pendent avec ce qui reste des carreaux, les cloisons éventrées, les fils électriques trainent sur les sols dont les parquets ont été arrachés. Le début de la visite des rues avait été sans surprise, les mêmes trottoirs et panneaux de circulation qu’elle a vus la veille. Et les tergiversations attendues, vous voyez bien que ça manque de tout, dans ce quartier, des arrêts de bus, des bancs, mais pour qu’il y ait des arrêts il faudrait qu’il y ait des bus, oh, c’est prévu dans le cahier des charges, une ligne à prolonger, ou détourner, pour qu’ils puissent aller au centre pour les formalités, faire des courses, oui, d’ailleurs c’est quand même bizarre de les mettre dans un quartier où y a aucun commerce, oui, certes, mais les quartiers commerçants, vous allez trouver des locaux désaffectés pour les loger, ces migrants, parlons-en, vous ne trouvez pas que notre ville a mieux à faire, il y a déjà tellement de gens qui souffrent par ici, vous avez vraiment besoin d’en ajouter, mais c’est notre devoir national, si chaque commune faisait un effort, le problème serait vite résolu, oui, mais si c’est tout ce que vous pouvez trouver pour les loger, vous avez vu l’état, les frais que ça représente, c’est vrai, je vous l’accorde, c’est largement au-delà ce que j’imaginais, je ne croyais pas que l’usine était dans cet état. Ah bon, si vous ne connaissiez pas les lieux, Monsieur le maire, moi si, je vous l’avais bien dit, vous ne pouvez m’accuser de ne pas vous avoir prévenu. Ah, pour m’avoir prévenu, c’est sûr, avec vous, rien ne se ferait. Bon, avançons… 

 

Un morceau de plâtre se détache, vient s’écraser à leurs pieds. Le pantalon de flanelle gris perle du maire reçoit des giclées de poudre blanche, le conseiller d’opposition qui prenait plaisir à s’opposer deux minutes plus tôt reçoit une projection sur le dos, son blouson bleu s’orne de belles trainées. Juliette se contient tant qu’elle peut, les voici réconciliés, ou en tout cas logés à la même enseigne, elle essaie de tourner les yeux, impossible de se retenir, son rire éclate brusquement, comme un moment plus tôt au restaurant, quand elle attendait Géraldine. Deux fous rires en deux heures, elle frôle le burn-out ! Ou alors, c’est que finalement sa nouvelle situation lui plait bien. Finalement, le bureau, les dossiers, sans sortir, c’est pas pour elle. Son boulot mobile, avant, lui convenait mieux, elle s’en fait la réflexion juste maintenant, elle n’avait pas dû avoir l’énergie, jusque-là, d’y penser, il faut que son ex revienne pour qu’elle retrouve un emploi à sa mesure, un hasard ?

 

  • He bien, vous voici bien joyeuse, le malheur des uns fait le bonheur des autres !
  • Oh… heum… excusez-moi, Monsieur le Maire, je suis désolée…
  • Ne vous excusez pas, vous avez mis un peu de joie dans cette visite qui, visiblement, n’enchantait personne. Vos qualités humaines sont indéniables, et vous seront bien utiles pour ce poste. Félicitations pour votre nomination !
  • Merci…
  • Et finalement, l’opposition n’avait pas tort, nous avons du pain sur la planche, mieux vaut en prendre conscience tout de suite.
  • Si j’ai pu contribuer à vous rapprocher…
  • Oh, là, c’est pas gagné.

 

Le maire éclate de rire à son tour en pressant le bras de son opposant, qui s’écarte imperceptiblement.

 

  • Rassurez-vous, je garde mes distances. Quant à vous passer la main dans le dos, je crois que je vais m’en dispenser aujourd’hui, trop risqué, au moins là vous ne pourrez pas me soupçonner de vouloir vous soudoyer en vous passant la main dans le dos.

 

Éclats de rire généraux. Le bon déroulement d’une visite tient à peu de choses.

 

  • Et savez-vous, Madame Dousse, avec qui vous allez travailler ? On m’a laissé entendre que vous ne seriez pas seule sur le projet. C’est certainement mieux.

 

Juliette blêmit. Non, ils ne vont pas l’avoir mis, lui, comme responsable ou collaborateur sur son projet à elle. Pas possible. Ce serait trop. Lui gâcher la vie, une fois de plus, il en est bien capable. 

 

Une fausse alerte, probablement. Elle ne va pas perdre tout le bénéfice de ses fous rires. La visite se termine dans une courtoisie joviale. Merci le morceau de plâtre. Tout aurait pu déraper. Les poignées de main sont chaleureuses, un rendez-vous est pris pour le lendemain, avancer sur les dossiers techniques, pas trop son fort, et sur le dossier humain, c’est quand même là le cœur du projet, et plus dans ses cordes.

 

  • Allo, Géraldine, oui, c’est fini, bien, bien, je te raconterai. Tu as un moment ? Tu peux sortir un peu plus tôt ? Oui, il faut que je te demande quelque chose.