C’est au moment où j’ai posé la main sur la poignée de la porte que tout a commencé à divaguer. Il suffit de s’imaginer la banquise au printemps pour prendre conscience de l’ampleur de l’évènement.

Pour être honnête, cela faisait quelques heures déjà que tout partait à vau l’eau.

Après quelques journées de temps épouvantable : nous offrant une alternance de pluie vent brouillard, suivi de vent pluie brouillard…

Ce matin, après une nuit où j’ai mal dormi pour cause de pleine lune, ni pluie ni brouillard ni vent au réveil, juste du soleil.

Un soleil un peu froid soit, mais qui redonnait des couleurs au monde là où n’existaient plus que des grisailles. Cet état de fait donnait un résultat surprenant de peinture à petites touches qui réchauffaient le cœur.

 Dans un angle de mur, une branche de rosier portait encore une rose aux tons pastel digne de la plus belle saison. Les oiseaux avaient retrouvé leurs couleurs et se pavanaient aux abords de la mangeoire, robe empourprée du rouge-gorge, poitrail citronné des mésanges charbonnières et capuchons bleus des petites mésanges virevoltantes.

Je dois m’arrêter là sinon, je risque fort d’être en retard au travail, ce qui n’est absolument pas dans mes habitudes.

Je me prépare un café minute, accompagné d’une tartine beurrée, mandarine et un yaourt, juste ce qu’il faut pour tenir la matinée. 

Ce soleil printanier ouvre des perspectives, pas question de reprendre ma tenue de la veille, car même si je ne porte pas de cravate, elle est un peu stricte pour ne pas dire sinistre.

En sortant dans l’allée les parfums exhalés par le jardin m’envahissent et me poussent doucement vers l’euphorie.

Dix minutes plus tard je suis moins assuré, la jauge de la voiture vient d’émettre un signal d’alerte indiquant qu’il n’y a pratiquement plus de carburant dans le réservoir.

Je dois d’urgence gagner une station-service et faire le plein.

Si je n’avais pas dû effectuer cette opération je ne sais pas ce qui se serait produit, mais la journée aurait pris une toute autre tournure. La personne qui me précédait à la caisse a demandé la date pour remplir son chèque.

Sur l’instant je n’ai pas réagi à cette information mais tout doucement comme le trépan au bout d’un tube de forage elle a cheminé dans les couches profondes de mon cerveau, pour y éclater comme une bulle de savon.

Vendredi 10, je viens de mettre mon clignotant pour rentrer dans la cour de mon établissement quand se produit le flash !

Vendredi 10 ce matin à 9 heures j’ai conseil d’administration à cinquante kilomètres de là et là c’est Paris et ses embouteillages.

Ni une, ni deux, demi-tour sur place et en route pour Paris, j’évalue la situation, il faudra au minimum une heure et demie pour rejoindre cette réunion.

Pour compléter le tableau, dans ma précipitation je me lance sur la route sans penser à emporter mes dossiers.

Le sort est favorable, je n’ai, besoin que d’une heure vingt et suis donc à peine en retard.

Au cours du voyage je me suis creusé les méninges pour trouver un motif acceptable permettant d’excuser mon acte manqué.

Je reste deux minutes à attendre derrière la porte pour donner à mon cœur le temps de retrouver un rythme normal et de vous expliquer un peu qui sont ces compagnons de travail : des hommes et des femmes qui après une carrière accomplie dans la haute fonction publique acceptent de donner de leur temps au profit d’une cause sociale.

Ils sont charmants, mais un peu vieille France, la seule variante à leurs costumes foncés étant que certains portent des rayures. Ils arborent tous au revers de leur veste ou au col de leur robe, qui sont ici très rares ce point rouge ou bleu fort recherché.

J’entends la voix grave du président énumérer les mesures urgentes qu’il faudra mettre en œuvre si le conseil en est d’accord pour permettre un retour rapide à l’équilibre de nos comptes depuis trop longtemps dans le rouge. 

Personne ne bronche, on entend juste quelques éclats de toux, ainsi que les grattements de gorge de ceux qui voudraient bien prendre la parole mais qui au bout du compte n’oseront pas.

Je pose la main le plus doucement possible sur la poignée et tente d’ouvrir la porte sans me faire remarquer, celle-ci lâchement me tacle en produisant un claquement très sonore.

Le président se tait et me regarde entrer, il a les sourcils froncés, le gauche plus haut que le droit signe de son désagrément et de sa désapprobation. Cinquante têtes comme des fleurs de tournesols suivant le soleil se tournent alors vers le fond de la salle dans un ensemble de corps de ballet pour me dévisager tandis que je me transforme en statue de sel.

A compter de cet instant, la situation commence à tanguer, les regards un peu durs de l’accueil s’adoucissent puis deviennent carrément rieurs pour ne pas dire hilares au fur et à mesure de mon avancée. Je fais mine de ne pas aller m’assoir au bureau comme le président m’y invite, mais il se montre insistant si, si, vous n’allez tout de même pas priver votre auditoire du spectacle que vous nous offrez.

C’est alors que je réalise l’ampleur de ma bévue. Vous vous souvenez de ce début de journée avec le soleil, une certaine chaleur de l’air, les couleurs redécouvertes dans cette lumière aux variations printanières, le plaisir d’être en fin de semaine.

Aux pieds une paire de tennis, au milieu un pantalon beige à carreaux en haut un Sweet vert pomme Granny, heureusement je me suis dispensé de la casquette.

Le président a tenté de reprendre le cours de son exposé là où il l’avait abandonné, mais visiblement l’ambiance n’y était plus en regardant l’assemblée j’ai eu l’impression de me retrouver face à l’océan, cela bougeait ondulait. Ces membres habituellement réservés se montraient agités, prêts à avoir des fous rires à tout instant, chuchotant entre eux.

Les affaires courantes furent expédiées tant bien que mal mais le cœur n’y était plus. C’est quand on est arrivé au dossier motif de la réunion, à savoir le budget préparé pour réduire les déficits, que le président s’est alors tourné vers moi pour me donner la parole. Devant mon air contrit il a pris conscience que j’étais arrivé sans dossier. 

  • Alors, là, alors là, vous me la copierez, vous êtes en retard, vous débarquez déguisé en cacatoès, en plus vous n’avez même pas vos dossiers. Inutile de vous demander si vous allez vous excuser. Je suppose que vous allez nous faire la présentation en trapèze volant !

Au départ il était en colère et cela se sentait, mais devant les réactions hilares de l’assemblée, en fin politique qu’il était, il a pris le parti de surfer sur la vague des rires en en rajoutant à loisir.

Très honnêtement je connaissais bien mon dossier et dans une ambiance plus sereine et plus feutrée j’aurais pu m’en sortir en dépit de ce concours de circonstances.

Mais là, ils ne m’en ont pas laissé le loisir, rires, sifflets, cris d’oiseaux, ont accompagné chacune de mes tentatives de prendre la parole. Ils se sont déchainés, chaque mot par association entrainant une autre vague de fous rires.

Je suis convaincu que ce contretemps tombait à point, personne n’ayant très envie de voter un budget de redressement accompagné de mesures sociales et je leur avais servi l’occasion de s’abstenir sur un plateau.

En sortant sur le boulevard, le président s’est arrêté un instant et se tournant vers les membres du bureau.

  • Au fait, nous n’avons même pas voté le budget !

Il y a eu une seconde de silence suivie d’un grand éclat de rire.

En partant ils m’ont à moitié démonté l’épaule en me donnant des grandes claques dans le dos.