Sous le soleil de plomb de ce désert du Rajasthan, le désert de Tahar, un petit champ de piments a créé une lame verte qui rafraichit le ciel. Des détritus  bordent la route de terre battue. Nous sommes partis aux aurores, avant que le soleil ne monte et n’écrase les bêtes et les gens de sa lumière implacable. C’est un village reculé, un tout petit hameau en bordure de route ; il est habité par quelques familles d’une ethnie rurale qui pratique encore des rites ancestraux, ornant les parois de ses huttes en pisé et bouse de vache séchée de dessins à la chaux et à l’ocre. Ils vivent, dit-on , dans le respect de toutes les formes de vie, ce qui est tout un programme quand on y pense. Ils recueillent les chiens errants, ils ont des maisons de retraite pour les vaches sacrées en fin de vie et enterrent leurs morts alors que la crémation est le rite funéraire général en Inde.

Aller les rencontrer, vraiment ? Écouter, observer un système de culture, de pensée, de religion si éloigné du nôtre ! C’est ce que je me disais sur le chemin !…

 

       Notre guide nous précède, il soulève l’amas de branchages qui sert d’entrée au jardin, des chèvres efflanquées, des chiens bruyants, des enfants aux yeux soulignés d’antimoine, et aussi un adolescent très maigre...un portable dans sa main aux longs doigts déjà noueux ! Le guide nous explique que ce jeune garçon est scolarisé dans le village voisin. Une des voyageuses désigne l’amas de fils électriques qui coiffe un poteau à peine équarri ; quelqu’un du groupe passe devant une sorte d’abri de planches à la paroi intérieure garnie de systèmes électriques comme on pouvait en voir, autrefois, dans nos granges de campagne.Étonnement un peu dépité dans la voix « ils ont l’électricité ! » tant le touriste en quête de folklore semble obscurément souhaiter pauvreté et misère ! Le haillon est si photogénique!

 

Nous avançons sur un semblant de sentier raviné vers les huttes au fond du champ de piments ; immondices, crottes diverses nous incitent à surveiller nos pieds. « En file indienne, oui ! oui ! » comme le fait remarquer le boute en train désigné du groupe. Il m’agace! Dieu qu’il m’agace avec ses vannes pourries! Il ne voit rien, n’ observe rien! Tout à ses bons mots ! je l’ai baptisé le paon, un des oiseaux symboles de ce pays, mais pas celui qu’on trouve sur les délicates miniatures mogholes, non, celui, criard de nos parcs en Occident.

 

Bel homme en vérité mais incurable bavard. On le fuit, on abrège, tant il nous bassine avec ses récits de grand voyageur. Il a « fait » cette province déjà l’an passé et il nous abreuve de ses banalités, nous dépossédant de moments magnifiques, du silence propice à l’émerveillement  et à la réflexion.  

 

Nous arrivons sur une sorte de petite place au sol de terre battue ; autour un amas de huttes couvertes de chaume. Ma voisine, en connaisseuse, affirme: « c’est pas du chaume, c’est du millet, on en a vu hier des champs de tiges comme ça ! ». Et elle se lance, dogmatique, dans quelques propos sur l’irrigation dans cette région. Je la vois souvent qui prend des notes, elle m’impressionne.

 

            Moi, je me laisse imprégner ! Intéressant en effet, je comprends que les ravines du sentier ou nous marchons peuvent être des canaux asséchés. Le sol est propre, balayé, on voit dans un coin un faisceau de ces grandes bottes de sorgho qui servent de balai partout ici ; à l’entrée des temples, dans les jardins, des femmes en sari balayent à petits coups nonchalants ; tandis que d’autres, accroupies, taillent l’herbe des bordures avec des ciseaux guère plus grands que ceux que nous utilisons pour la couture. Nul n’est pressé! Mais chacun s’active.…

 

            Derrière moi, la troupe a dégainé appareils photo, téléphones et tablettes. Gros plans sur les piments, sur les visages des petits, venus à notre rencontre sur la place. Une femme en sari poussiéreux tient un bébé contre sa hanche; elle est belle, élancée et gracieuse, le jaune safran de son voile contraste avec le violet de la petite brassière qui cache sa poitrine. Les preneurs d’images vont être à leur aise, c’est sûr! Mais elle rabat sans un mot le pan de son voile sur son visage. « C’est qu’elle doit être musulmane » dit un des visiteurs. « Mais non, proteste un autre ils sont animistes ces gens-là ! ». « Dans cette région du Tahar, il a beaucoup de musulmans », dit l’autre. Chacun révise ses connaissances nouvelles.

 

            La troupe continue à zigzaguer le long des façades peintes, zoomant sur un détail ou sur les enfants qui observent furtivement, abrités sous le chaume. Dans la hutte salle à manger, deux femmes plus âgées déplient un tapis maculé des restes des précédents repas ; elles écartent une chèvre curieuse et son chevreau ; un gamin les récupère, emporte le chevreau bien serré dans ses bras. Comme tous les enfants du monde, il fait le fier et le malin avec son fardeau qui gigote.

 

            Notre invasion semble susciter rires et curiosité, surtout de la part des jeunes. Que savent-ils de notre venue? Que leur a-t-on dit? Une petite main brune s’insinue dans mon sac à dos. Je sursaute ; une voyageuse comprend et sort un bonbon de sa poche. On ne sait trop quoi faire et dans leur regard  passe aussi de l’interrogation. Dans ce hameau, il y a des gens qui n’ont jamais vu de blanc, nous a-t-on dit ; je reste sceptique, me souvenant de la présence de l’électricité, du téléphone.

 

            Quelqu’un du groupe qui a bien perçu cette perplexité pense tout haut : « Et nous, qu’est-ce qu’on ferait si des gens venaient dans nos maisons nous tirer le portrait, voir notre vie ? ». Mais la rage de la photo est telle que plusieurs passent, mitraillent. La barrière de la langue complique aussi  la situation.  Spectacle ou rencontre ? Je pense à cette phrase de Brecht : « Apprenez donc à voir au lieu de rester béats. » Moi,je cherche à voir à ce moment précis.

 

            De fait, je m’aperçois qu’il n’y a autour de nous que des femmes et des enfants ; c’est le début du Ramadan hindou ; 9 jours de migration vers les temples. Nous avons croisé de ces cortèges qui avancent en plein cagnard, sans bagages, estropiés en petites voitures poussés par les autres imposantes matrones traînant des petits ; ils marchent sur leurs tongs fatigués, une bannière aux vives couleurs ferme le cortège. Les hommes suivent avec les bagages dans de vieilles carrioles tirées par des chameaux ou par un tacot qui pétarade. À l’entrée du champ nous avons vu une carriole décorée et des hommes qui s’affairaient autour. C’est peut-être ça, l’absence d’hommes sur la petite place !

 

            Deux vieilles femmes sont assises à l’ombre d’un muret ; leurs amples vêtements retombent autour d’elles dans la poussière; elles ont l’œil vif, très noir et curieux; je me dis qu’elles sont peut-être plus jeunes que moi. Elles se poussent et rigolent. Barrière de la langue ! Elles ne se voilent pas, exposent leurs visages sillonnés de rides profondes et leurs bouches édentées. Il émane d’elles une gaieté tranquille. On aurait envie de se comprendre, me semble-t-il! C’est ce que je dis à une des voyageuses ; une affinité nous lie depuis le début du voyage. Si le groupe est parfois pesant, il peut aussi générer de jolies rencontres.

 

            Nous demandons par signes aux mamies la permission de les photographier. Nous leur montrons ensuite la photo: elles ont posé comme des stars, arrangeant leurs maigres atours. Monsieur Je-Sais-Tout fait remarquer qu’elles ne portent pas le sari mais la tenue traditionnelle de la tribu.

 

            De partout sur la petite place, fusent des paroles inintelligibles, des rires, des bruits d’animaux ; un gamin actionne une sorte de trompe suspendue à une charrette déglinguée. Nous sommes devenus à notre tour l’attraction du moment ; la première réserve est passée. On va pouvoir peut être essayer de s’entendre !