Il arrive ! Bon dernier, fatigué, affamé, mat, cassé, rafistolé. C'est le plus jeune conquérant du Vendée Globe. Et tous ces admirateurs entassés le long des quais, qui attendent depuis des heures, sous la pluie, j'aurais envie de les fusiller. Ils vont encore l'encourager, l'applaudir. Il repartira ! Combien de projets vont encore l'enthousiasmer ?  Je suis en colère, cela finira mal, j'en suis sûre, je pense au drame, Je voudrais crier. Tous ces admirateurs, ils ne voient pas le danger « apprenez à voir au lieu de rester béats. »  Je voudrais qu'ils partent, qu'ils foutent le camp. Allez déguerpissez ! Il n'y a rien à voir. Cela me dépasse. Ils l'accueillent en héros, ils admirent son courage. Pour moi, c'est toujours mon petit dernier, je vois son sourire taquin, ses yeux malicieux, pétillants, ses cheveux raides en bataille autour d'une bouille ronde, je ne l'ai pas vu grandir et là, je le vois en risque-tout, indifférent à tout danger. Peut-on critiquer une mère qui aime ses enfants, qui veut les protéger ?  J'aime les avoir prêts de moi, les savoir en sécurité, heureux avec leur femme et leurs enfants. Mais lui, non, ce qu'il aime par-dessus tout, ce n'est pas sa mère, mais la mer.

 

Moi aussi j'aime la mer. La mer, j'aime son odeur portée par une brise légère, je ne me lasse pas de contempler cette palette de couleurs qui sans cesse évolue, du bleu ciel au bleu marine jusqu'au bleu nuit, en passant par des nuances de vert. Parfois, quand le ciel s'obscurcit, le gris s'impose souligné par les crêtes blanches des vagues. La mer me berce d'une musique au rythme doux, clapotis léger sur la plage, ou parfois me stimule de son rythme furieux ou grondement sourd qui peut se faire menaçant. Parfois, les soirs d'été, marcher le long de la plage, suivre la progression des rayons du soleil qui embrasent le ciel d'un jaune oranger puis empourprent l'horizon. Fascination de voir ce soleil s'enfoncer lentement dans la mer. Tout devient paisible, tranquille. Au loin, deux ou trois voiliers glissent lentement sur l'eau, ils vont rentrer au port.

 

Ils me rappellent nos vacances, quand les enfants étaient encore petits. Nos croisières côtières, toute la famille réunie sur le bateau. Une pose après une année à courir, un moment où nous étions heureux ensemble, détendus, sentir le soleil sur la peau, écouter le clapotis des vagues ou le cris des mouettes, suivre du regard leur plongeon  vers une proie, regarder l'eau défiler, une méduse flotter sur le côté du bateau. Je me rappelle ce jour où des dauphins nous ont accompagnés, jouant, plongeant et sautant tout près de nous.  

Dans cet espace, loin des contraintes quotidiennes, chacun avait son occupation : lecture ou jeux de société, musique et chants. Yvan dessinait, Philipe aimait pêcher, mais lui, très jeune je le vois  barrer, s'intéresser à la navigation, il était très agile pour se déplacer sur le bateau, il était aussi très soigneux, il enroulait scrupuleusement les écoutes. Le soir, lorsque nous avions mouillé dans une petite crique, il plongeait ou jouait avec l'annexe.

 

Aujourd'hui quel souvenirs garde-t-il de ces vacances ? Je le vois dans cet univers déchainé, balloté, il se sent fort, sûr de lui, dominateur. Vaincre ou mourir. Quelle présomption ! D'autres que lui y sont restés, des grands qui avaient bien plus d'expérience : Alain COLAS, Éric TABARLY, Laurent BOURGNON. « Perdus en mer. »  Je vois l'accident, le drame, je vois les titres de journaux : « Le dernier grand marin à faire son trou ». 

 

Fermer les écoutilles ! Ne pas donner prise aux angoisses maternelles. Elle ne peut pas comprendre. Il y a bien plus de gens qui meurent dans leur lit qu'en mer. Pour moi, la mer c'est une passion, c'est un rêve, une aventure, un combat, un défi, une quête intérieure, ne compter que sur soi, assumer la solitude. Se sentir tout petit dans cette immensité, dans un monde déchaîné et savoir faire face, seul devant des paysages grandioses. Rester concentré, être précis, tester ses limites, les repousser. Risque zéro ! Assurance tout risque ! Métro, boulot, dodo, pour moi cela est impossible, ce n'est pas vivre. Vivre c'est risquer sa vie, la rendre palpitante, incertaine. J'aime quand la mer gronde, bondit, se fracasse, explose en une gerbe d'écume, j'aime le vent qui hurle, rugit, c'est ma vie.

 

Comment attendre son retour ? Il dort par tranches de 20 minutes, moi je ne peux pas dormir, ou très mal, je me réveille inquiète, fatiguée. Ne pas penser, masquer mon inquiétude à mon entourage : je me concentre sur l'ongle de mon petit doigt frottant sur l'intérieur du pouce. Mon jardin reste mon havre de paix. Je coupe les fleurs fanées, j'arrache l'herbe, replante, arrose. J'aime m'assoir sous la pergola, ou les roses et les clématites s’entremêlent. Respirer. Mon souffle se heurte à un mur, souffle court, rapide, saccadé, respirer, inspirer souffler, mon estomac s'agite comme pris de sanglots.

 

Il arrive ! Me réjouir, participer à la fête. Silhouette frêle sur ce grand bateau, il est serein, heureux et calme. Oui, il m'impressionne. Finalement, je me dis : affronter les épreuves c'est probablement le meilleur moyen de ne plus les craindre. C'est sans doute cela vivre.