« Il faudra que tu sois présent, c’est vital pour moi » !

Juste cette ligne sur un écran clignotant dans la pénombre.

La belle affaire, tout le monde a toujours besoin que vous soyez là, présent. 

Que ce soit dans les moments de joie ou de peine, un besoin de tendresse, de chaleur humaine, de reconnaissance, c’est comme si la présence de l’autre avait force de présent. Comme s’il n’existait rien au-dessus de cet acte volontariste.

Sur le fond j’étais d’accord, ne ressentant aucun inconvénient à faire acte de présence en ces circonstances. Et puis comment expliquer que c’était une belle occasion de la revoir et de lui faire plaisir.

Le quotidien a pris le pas, on ne peut être présent à plusieurs endroits à la fois.

Dans la vie, il est parfois nécessaire de dégager des priorités, on ne peut tout de même pas se couper en rondelles sans que cela soit indécent.

Alors, c’est évident, cela produit des mécontents, des peinés, provoque les larmes de ceux qui se vivent abandonnés, des oubliés qui se sentiront trahis.

Ce matin j’ai ressenti un petit frisson, c’est pourtant une belle journée qui s’annonce et cela incite à la bonne humeur, comme l’odeur du bon café quand on entre dans son bistro habituel.

 C’est pour préserver ces instants de plaisir matinaux que je n’écoute plus la radio et ses bulletins d’informations qui génèrent dès l’aube un début de gangrènisme mental.

Elle m‘avait parlé d’un mariage, prenant des mines, s’excusant de ne pas m’avoir retenu comme témoin.

Le percolateur enveloppe la patronne d’un nuage de vapeur dont elle ressort une tasse fumante à la main. 

Whoua, il me dévore la langue tant il est chaud.

Je repars en courant, le temps, le temps c’est toujours la course et pour quelle raison grand Dieu.

Descente dans le métro en zappant les marches, j’ai pris cette habitude dans mon enfance. Ma mère n’aimait pas cela. 

- Tu verras qu’un beau jour tu te casseras le cou, me prédisait-elle lorsque bien essoufflée elle me rejoignait sur le quai.

J’ai vieilli, désormais c’est moi qui suis tout essoufflé en arrivant sur le quai. Odeur chaude un peu poisseuse, aux relents étranges de transpiration de la veille qu’on aurait réchauffée, et d’un mélange de crasse, d’eau de toilette et d’eau de cologne, aux fragrances discordantes qui donnent un peu la nausée.

La poussé des voyageurs me propulse jusque dans les banquettes où une place providentielle s’offre à moi, je m’y faufile, bousculant un peu le journal de celui qui sera mon voisin.

Les stations défilent en chapelet, les portes grincent à l’ouverture et se referment avec un sifflement étouffé.

Comme il faut passer le temps, je glisse un œil sur la première page du journal que le brave homme est en train de lire. Un titre plus large qu’à l’habitude barre la page :

« Gênes dans la gène » on attend un récit comique aux vues de ce titre attrape tout, mais l’annonce de dizaines de morts vous bloque instantanément les zygomatiques, vous faisant ravaler votre humour.

Vous avez déjà regardé des reportages sur l’arrivée d’un tsunami. Il y a ceux qui n’ont rien vu, ceux qui n’ont rien compris, ceux qui ont vu et qui tétanisés attendent la vague. Ceux qui ont vu et compris et qui hurlent pour éviter à ceux qui sont en bas d’être avalés par la vague comme Jonas par la baleine.

Et puis la vague arrive détruisant tout sur son passage, au début quelques mains s’agitent encore, puis plus rien, Juste des corps écartelés qui flottent entre deux eaux et que le flot emporte en se retirant.

Elle est morte me suis-je dis, elle est morte et je n’y suis pas allé, l’idée entre dans mon crâne comme les tunneliers dans les entrailles du grand Paris.

La nouvelle me défonce le cerveau, je ne possède plus que des lambeaux de matière grise, mes synapses grésillent découplés par la violence du choc, les idées sont découpées en lanières comme des grilles de mots croisées.

Je ne parviens plus à reprendre mon souffle, je hoquète, mon voisin profitant de l’arrêt en station me tire par le bras m’entraînant sur le quai. 

Quand les passagers l’ont déserté comme l’écume avec la marée il m’aide à m’assoir sur une banquette.

Il ne parle pas se contentant de laisser sa main sur mon épaule.

  • Vous vous sentez mieux ? ne bougez, pas contentez-vous de respirez profondément. Si vous voulez pleurer, allez-y cela ne me dérange pas. C’est le titre du journal qui vous a touché au plexus, vous connaissiez quelqu’un ?.

Comment expliquer que ce n’est qu’une intuition, que je ne suis sûr de rien, tout en sachant que c’est la réalité, il va me croire dérangé.

Elle avait incidemment parlé de la Toscane et surtout d’un Toscan.

  • Tu viendras dis-moi ?, tu dois venir je n’ai que toi de suffisamment proche, tu seras un peu comme mon père.

Là elle exagérait, son père, elle n’avait pas toujours dit ça, ou alors nous étions un couple incestueux, enfin c’est du passé et si elle est morte, il y a prescription. 

Il possédait une propriété à quelques minutes de Pise, une grande maison italienne aux couleurs ocrées, perchée sur une hauteur, entourée de pins parasols, le tout, souligné de lignes de cyprès comme des traits de Kool sur une paupière. À l’entour une campagne vallonnée drapée d’étendues de vigne tirées au cordeau et d’oliviers centenaires bleuit de sulfate de cuivre.

J’ai eu envie de téléphoner à des amis et connaissances, puis je n’en ai rien fait.

La vue des poutrelles de béton enchevêtrées, tout ce qui restait de ce pont autoroutier me hantait.

La seconde d’avant, l’avenir s’annonçait serein, elle devait imaginer sa vie future, pendant quelques secondes son présent avait été terreur ou sidération, puis le bruit de la bobine de film qui tourne dans le vide tandis que l’écran est devenu noir.

On ne peut jouer avec le temps, car nous ne possédons sur lui que bien peu de maîtrise, seul le présent joue un rôle dans nos vies et s’il s’efface l’avenir… !