Sur fond de musique électronique à  visée relaxante, la voix de Céline, la coach, bourdonne aux oreilles d’Elsa. Dans une demie somnolence, son cerveau engourdi capte certains mots, toujours les mêmes, lui semble-t-il, d’une séance à l’autre. Des mots qui flottent, tourbillonnent en elle puis s’éparpillent ; elle est dans un temps indéfini qui n’a plus de contour. Enfin, la voix se fait plus forte, le ton plus allègre : 

« A présent, étirez-vous, faites deux ou trois grandes respirations, baillez, frottez vos yeux puis vous pourrez tranquillement vous asseoir et vous relever ! »

Elsa fait un effort pour s’extraire de sa torpeur et exécuter les suggestions de la  jeune femme qui, à présent, debout devant elle lui sourit tout en ne cessant de caresser son ventre arrondi avec une expression de profond ravissement. Elsa n’éprouve aucune envie d’accepter de dialoguer avec elle ;  aujourd’hui, comme à la fin de chaque séance, elle n’aspire qu’à fuir. Fuir cette future maman resplendissante qui est comme le reflet de ce qu’elle-même était il y aura bientôt deux ans, c’est-à-dire une jeune femme radieuse qui vivait chaque jour de sa grossesse comme un présent précieux et pour qui l’avenir était promesse d’une éternelle aurore.

Alors qu’Elsa, tête baissée, tente de tourner les talons, la main douce de Céline se pose sur son épaule :

-Pouvons-nous parler un instant Elsa ?

Gorge serrée, toute proche des larmes, la jeune femme ne peut que secouer négativement la tête et murmurer :

-Plus tard…Peut-être… avant de regagner sa chambre en empruntant le labyrinthe de couloirs au cœur duquel elle a coutume de se perdre régulièrement en dépit des différentes couleurs des murs. Dans sa détresse, Elsa n’est plus capable de mémoriser ses repères dans cet espace clos qui pour elle est profondément anxiogène. Elle n’a plus qu’une idée, un but en tête : regagner le seul refuge qui l’apaise à présent : son lit. Jusqu’à l’heure du dîner, repas servi dans l’espace de restauration, elle restera le visage enfoui au creux de son oreiller et se laissera à nouveau sombrer dans  une sorte de présent opaque à toutes réminiscences du passé ou projection vers l’avenir. 

Cependant, cet après-midi, dans sa fuite éperdue, elle s’est égarée dans une autre aile de cet immense établissement de soins et de rééducation. Or, devant elle, une femme, jeune encore, a par une maladresse de « pilotage », coincé son fauteuil roulant entre les pieds d’une table chargée de revues et le support d’un lève-malade.

Ses vaines manœuvres semblent l’épuiser. Apercevant Elsa, elle l’interpelle :

-Pouvez-vous m’aider ?  Sinon je crois que je vais passer ma soirée ici, poursuit-elle en riant !

Elsa opine en séchant ses larmes puis reste comme figée auprès du fauteuil.

-Pardonnez-moi mais vous me semblez fatiguée,  je peux peut-être vous aider à mon tour ?

A ces mots posés d’une voix amicale, Elsa se laisse brutalement aller :

-Je suis perdue, je tourne en rond. Ici, c’est comme dans ma vie, je tourne en rond !

-Moi aussi, ici, vous savez j’ai souvent tourné en rond. En rond dans ces couloirs circulaires et plus encore en rond dans ma tête ! Mais depuis tant de mois, j’ai réussi à prendre mes repères. Mes repères dans l’espace mais aussi dans le temps. J’ai appris à accepter mon présent et jour après jour à y puiser des instants de petits bonheurs.

Je vais vous raccompagner jusqu’à votre unité.

Je m’appelle Lucie. Et vous ? Et toi, plutôt, si tu acceptes que l’on se tutoie ?

 

Arrivée devant la porte de sa chambre, spontanément, Elsa s’efface et propose à Lucie d’entrer. Proposition tout à fait inédite chez elle qui n’a jamais réussi, à échanger avec une autre malade depuis son arrivée dans ce service à la suite de sa tentative de suicide.

Tandis qu’elle s’assied sur le pied de son lit, le regard de Lucie se pose sur une petite photo qui git abandonnée sur un coin de la table-bureau. Après un regard interrogatif en direction d’Elsa qui s’est comme pétrifiée, elle ose néanmoins l’interroger :

-Je peux la regarder ? C’est ton fils ? Comme il est mignon !

-Mignon ? Tu le trouves mignon, mon avorton !

Choquée, interloquée, Lucie se récrie :

-Ton avorton ? Mais quelle idée ? Regarde ce beau sourire ! Cet air si doux !

-C’était pas l’avis de son père ! Il l’appelait comme cela : l’Avorton ou encore l’Idiot !

Et, après un long silence, elle murmure :

-Il est mongolien !

-Ne dis pas mongolien, Elsa, dis trisomique. Trisomique signifie que ton petit garçon a un chromosome en trop. Il n’en reste pas moins qu’il est une personne à part entière qui mérite ton respect et ton amour.

-Non seulement son père l’a rejeté mais il s’est mis à me détester :

- C’est ta faute, dans ma famille y’a jamais eu de gogols ! 

Il me faisait des scènes quand David pleurait, se moquait de sa tête penchée, de sa grosse langue. Et puis il s’est mis à rentrer de plus en plus tard, parfois plus du tout durant plusieurs jours jusqu’au soir où il a jeté ses vêtements dans une malle en hurlant :

-J’me barre, tu m’entends, j’me barre ! Reste avec ta larve !

Un long silence. Elsa, les coudes sur ses genoux, tient son visage caché au creux de ses mains. Manifestement, à présent, elle est au-delà des larmes. Lucie approche son fauteuil et prend ses deux mains dans les siennes.

-Ce n’est pas de ton petit David qu’il te faut avoir honte mais de son père indigne. David a besoin de ta présence Elsa, de ta patience, de ton amour pour s’épanouir, grandir, devenir un petit garçon presque comme tous les autres. Un petit garçon dont tu seras fière.

-Toute seule, j’ai craqué. Les nourrices ne voulaient pas de lui. Les horaires de la crèche n’étaient pas compatibles avec mon emploi de caissière. Je ne supportais plus le regard inquisiteur des gens dans la rue, les magasins…

Nouveau long silence puis d’énormes sanglots secouent le corps de la jeune femme.

Des minutes plus tard, elle chuchote :

-Je l’ai abandonné ! Je l’ai placé dans une institution et puis…

Et puis, j’ai voulu mourir.

-Non, Elsa, tu ne l’as pas abandonné, tu as eu juste besoin d’un long repos. C’est normal. Tout va pouvoir recommencer si tu acceptes que nous nous entraidions.

 

A présent, après sa journée de travail à la caisse du supermarché, Elsa savoure son bonheur. Dans la chambre contigüe au séjour, Lucie a rangé ses cours de psycho qu’elle suit grâce au CNED. De sa voix douce, elle chantonne, comme chaque soir, la berceuse d’Anne Sylvestre tout en massant les petits pieds de David qui sourit de bien-être.

                        Dors mon petit loir dors !

                        Un petit loir qui dort, dort et dîne,

                        Un petit loir qui dort, dîne et dort !

Sur la hotte de la cheminée, un proverbe chinois est encadré, proverbe qu’Elsa connait par cœur :

« Hier est  derrière

Demain est un mystère,

Aujourd’hui est un cadeau, c’est pour cela  qu’on l’appelle présent »

Et ce présent, tous les trois, désormais, le vivent pleinement.