• Lâcheuse ! je t’ai attendue hier…tu devais me raconter…et vlan, un lapin…juste au moment où je brulais de connaitre la suite…le diner…la surprise…
  • Oui, j’ai honte à cent pour cent. Ce n’est pas que je t’ai oubliée, crois-moi. Mais tout s’est emballé…si vite…enrayé…je pourrais dire…presque. Hier soir j’ai cru craquer.
  • Et quand tu crois craquer, je ne suis plus là ? C’est pas le moment d’appeler ?
  • Je devais…et je me suis endormie…anéantie…je crois…

 

Tout jaillit en désordre, les migrants, Antoine silencieux, la gentillesse du patron, la vie d’avant qui revient, en boucle, la gêne, la visite de la ville, ces quartiers  à découvrir, le nouveau poste, le déjeuner qui saute, qu’elle oublie, la pause champêtre, un rayon de soleil, la visite d’Antoine, encore…

 

  • Il est revenu à la charge, tu l’as pourtant mis dehors. Franchement, on se demande des fois ! Qu’est-ce qu’il espère ? Il pourrait comprendre…
  • Comprendre… comprendre… non, c’est pas ça comprendre…quand il est là, devant moi, maintenant, je sais plus, j’ai une boule à l’estomac, et en même temps il est gentil, il veut m’aider, on dirait qu’il a peur pour moi, moi aussi j’ai peur pour moi, j’ai peur de moi, je me tais, muette comme une carpe, les mots tournent dans ma poitrine, dans mon crâne, rien ne sort, bloqué, comme si parler serait immédiatement me mettre en danger, replonger dans ce que j’ai fui.
  • Ouais… évidemment… et ton présent, là, tu le vois comment ?
  • Mon présent…bizarre…je croyais que tu allais me demander comment je voyais mon avenir… mais mon présent…
  • Comment tu peux penser à l’avenir quand ton présent est pourri ? Ou alors si, comme beaucoup, tu mises tout sur ton avenir, la fuite en avant, ce que tu as fait pendant des années visiblement. Maintenant que tu as pris ta décision, tiens bon. 
  • Tu parles facilement, tu ne sais pas par quoi je suis passée, ça laisse des traces…

 

Géraldine s’enfonce dans le dossier de sa chaise, et pose ses mains en appui sur le bord de la table. Elle attend. Être présente, dans l’attention à l’autre, elle l’a appris sur le tas, et d’après ce qu’on dit, elle y est plutôt bonne. Rapide et efficace quand elle est dans l’action, elle devient lente et impassible quand elle se met en position d’écoute, plus rien ne la dérange. La patience qu’elle a développée quand elle a accompagné sa mère durant la maladie qui lui a été fatale ne l’a plus quittée. Elle y a gagné la force du présent, de ce temps qui reste là, suspendu, qui repartira de plus belle dès qu’elle lui lâchera la bride, mais qu’elle sait arrêter, savourer, dans sa présence à la parole de l’autre.

 

  • Ouh…ouh…tu es toujours là ?
  • Là…oui…peut-être…là ou ailleurs, qu’est-ce que ça change ?
  • Là ou ailleurs, peut-être, mais là, maintenant ! Tu sais que tu vas commencer un nouveau boulot, tu l’as accepté, ce nouveau poste, alors il faut foncer !
  • Comme si j’en étais capable, de foncer, hier je croyais, ce matin nettement moins.
  • Écoute, c’est pas à moi qu’on l’a proposé, ce poste, va savoir pourquoi…
  • Facile, tu sais bien pourquoi. Pourtant je suis sure que tu aurais été meilleure que moi, tu connais mieux le terrain, comme ils disent, les gens, les connexions possibles.
  • Oh…je ne sais pas si c’est vraiment ce qu’ils cherchaient…
  • Non, surement pas, ce qu’ils cherchaient, c’est moi…

 

Et ça tourne en boucle. Le diner. La réunion dans le bureau du patron. L’air de rien, de ne pas y toucher. Cette proposition qui la valorise. Elle ne s’est pas demandé une seconde pourquoi c’était à elle que l’on proposait ce poste, elle n’a jamais travaillé dans le social, ni avant, ni moins encore maintenant où elle aurait plutôt tendance à rentrer la tête dans les épaules. Et franchement elle ne sent pas vraiment armée, Géraldine aurait nettement mieux fait l’affaire, plus d’entregent, plus d’écoute, plus, plus… Mais c’est elle qu’on voulait, et elle a sauté sur l’occasion, à peine réfléchi, encore un coup d’orgueil, trop contente d’être au centre de l’attention, c’était elle qu’on voulait, orgueil, vanité…

 

  • Du coup…
  • Du coup, tu te rends compte que c’est humiliant ?
  • Humiliant ? Quoi ? D’être choisie pour une promotion ?
  • D’être choisie ? Tu crois vraiment avoir été choisie ? Plutôt que c’est un nouveau moyen de te coller un boulet aux pieds… Je te trouve un peu naïve sur ce coup-là…
  • Naïve…trop flattée…pour une fois…

 

Jours de rien. Jours de vide. Des mois, des années, à donner, croire, espérer, pour en arriver là, seule au fond de la campagne, sans personne, sans cet autre avec qui partager le pain quotidien, les menus potins du jour, les joies, les peurs. Le compagnonnage devenu impossible. Seule face au jour à remplir pour rester debout. Seule face au miroir qui enfin dit oui, c’est bien moi, là, face à moi-même, pas ô ma reine tu es la plus belle, mais fière, et inquiète, de pouvoir me regarder sans honte. Choisir de continuer à vivre au bord d’un vide abyssal, solide, entourée de bords qui tanguent entre souvenirs éblouis et peurs de retomber dans les tourments. Choisir, peut-être, de retrouver la saveur d’instants fuyants, de bords instables qui arrivent à tenir le coup.

 

  • Un boulet…trop naïve…humiliant…
  • Attends, qu’est-ce que tu me fais, là ? Tu pars en vrille, ou quoi ?

 

Trop flattée, plutôt, pour une fois. Retrouver un peu de fierté, d’orgueil, même. À force d’entendre que tu serais tellement mieux si…que cette coiffure, là, non, c’est tout simplement pas possible…et pourquoi tu mets pas plutôt cette robe…que c’est lui qui te voit tous les jours…que s’il te dit rien c’est que ça va, t’es pas mal. Alors, être choisie, c’est vrai, tout à coup, ça fait du bien à l’égo, ta blessure narcissique profonde y trouve un peu de baume. 

 

  • Tu ne trouves pas ça humiliant de te faire cette proposition juste pour te ferrer, trop beau le poisson qui mord tout de suite… Humiliant de créer ce poste juste pour ça, pour que tu tombes dans le panneau. Franchement, tu y crois une seconde à cette histoire de migrants ici. Je sais bien qu’on essaie d’en répartir quelques-uns par ci par là, mais ça me parait gros, tu vois les travaux qu’il y a à faire, tu vois la mairie se lancer là-dedans, tu rêves, ma grande, tu les connais mal.

 

Les larmes jaillissent, envahissent les joues, elle est débordée. Géraldine lui tend un paquet de mouchoirs, lui en déplie un, elle se tamponne les joues mais ça coule de plus belle, elle hoquète, renifle, le déluge continue.

 

  • Pleure, ma belle, ça fait du bien, pleure, ça soulage, et t’en fais pas, tu sais, ici, tout le monde voit tout, sait tout, mais on sait aussi reconnaitre la vraie douleur et la respecter.  

 

Ça ruisselle, dégouline, plus un mot ne peut franchir la barre humide. La honte. Pleurer en public, dans ce petit restau où elles viennent depuis quelques jours, son havre de réconfort, depuis si longtemps elle ne disait rien, Juliette, réfugiée dans son mutisme. Pratique, tu parles de tout et de rien avec les gens que tu rencontres, tu t’installes dans une vie où tout va bien, paroles de surface, pour meubler, et sur le reste, l’essentiel, qui te ronge, silence. Tu sais la parole compromettante, engageante. Si tu dis, tu fais, alors pour ne rien changer, pour ne pas risquer de faire ce qui t’emmènerait trop loin, tu te tais. Les mots sont là, prêts, mais ils se dérobent, ne se risquent pas à la lumière qui les révèlerait d’emblée. Ils se tapissent, jusqu’à ce que la digue lâche, que les larmes les délivrent. J’en peux plus…de fuir…ces chaines…je les ai desserrées, pas brisées…j’y arriverai pas…

 

Géraldine l’entoure de ses bras, lui essuie les yeux, la berce, la console, c’est de ça que tu as besoin, ma belle, là, tout doux, les mots, ils viendront quand il faudra, laisse leur le temps. Tiens, bois ça, c’est fort, mais ça te fera du bien. T’inquiète pas pour l’heure, ils peuvent bien nous accorder un petit retard, ça va pas les tuer. Et puis, entre nous, ils n’ont peut-être pas la conscience tranquille, alors quand ils te verront en larmes, ça pourrait bien les faire réfléchir.

 

Mais, dans ce cas, s’il avait tant de reproches à me faire, pourquoi ne partait-il pas ? Ce départ, dont il me menaçait, me quitter puisque, c’était de ma faute, des mots, ça s’arrêtait là, pas le courage d’aller plus loin. Ou pas l’envie, au fond. M’affubler de tout, de rien, c’était plus facile. Lui, il n’avait rien à se reprocher. Ou s’il se le reprochait c’était pour se conforter dans les raisons d’être ce qu’il est. Et tourner la tête avec mépris devant mes velléités de discussion, ce que je disais n’avait aucun intérêt, il avait déjà tout compris avant que je commence. Ou alors, dans ce cas, il valait mieux qu’il parle, qu’il parle, sans que rien l’arrête, et alors les cris, pour lui objecter que…et les cris répondaient aux cris, un niveau sonore invivable, une violence verbale qui me heurtait au creux de la poitrine, ça brule, ça étouffe, la colère monte, rien à lui opposer que le silence, encore une fois, pour amortir le conflit.

 

  • Et tu n’appelles pas ça de l’humiliation, qu’est-ce qu’il te faut, alors ? 

 

Le soleil a tourné ; désormais il les attaque de plein fouet ; elles s’étaient pourtant placées dans le bon angle, l’ombre qui devait les tenir durant tout le déjeuner. Qui a duré, plus que prévu. Et le soleil aussi, étonnant en cette période, réchauffement climatique qu’ils disent, c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses, si ça se trouve l’hiver va être glacial. 

 

  • Des soucis ?
  • Ça va, ça va… on va y aller, le soleil tape vraiment trop…
  • Chagrin d’amour ?
  • On pourrait dire ça, si ça t’arrange.
  • Quoi ?
  • Mais, si une femme pleure, c’est forcément un chagrin d’amour, non ? Qui irait s’imaginer qu’elle puisse pleurer pour autre chose ?
  • Bon, tchao, à tout à l’heure, il y a des subtilités qui m’échappent…
  • Évidemment, les hommes, ça doit pas penser pareil.