Le loup dans la bergerie. Voilà. On peut dire qu’elle a réussi. Largement au-delà de ses pires cauchemars. Un soleil de traine s’attarde sur la fenêtre de la cuisine. Le thé a refroidi. Ils fixent tous deux un point, plus loin que les arbres, plus loin que la colline, le même point, qui sait, source du malentendu sur lequel s’est construite leur histoire, ce nous qui a explosé, croit-elle, avec la distance, ce nous reconstitué, pour lui, ils ont juste à se remettre sur les rails, se remettre d’aplomb. 

Pas compliqué, moins qu’il n’aurait cru après le premier soir. Elle s’est vite laissé amadouer par cette promotion qui redonne un sens à sa vie et un exutoire à son énergie en berne ces derniers mois. 

À son insu, qu’il le croie, si cela peut lui faire plaisir, elle s’en moque. Elle se découvre enfin une fonction à son image, mais fallait-il pour autant que leurs destins se trouvent à nouveau assemblés ? 

Il est parti, loin, une fuite, croit-elle, un moyen de lui laisser un peu de champ, de le lui laisser croire, s’il est honnête. 

Qu’a-t-elle fait juste après son départ, entassé ses affaires dans quelques valises, laissé sa clé de leur appartement chez la concierge sans donner d’adresse, pour ne pas l’alerter sur un départ définitif, vous revenez dans combien de temps, je ne sais pas, mon travail m’impose un déplacement un peu long, non, je n’ai pas d’adresse précise, je risque de bouger, comme vous voulez, je garde votre clé pour votre retour. 

En fait de retour c’est lui qui découvre le désastre, l’appartement vidé de trace féminine, il voulait bien lui laisser du champ, l’envoyer travailler en campagne pour qu’elle retrouve sa respiration, mais de là à quitter les lieux, elle n’a rien laissé de ses affaires … 

Elle l’a bien eu ! Il enrage, peu de temps en fait, il ne devrait pas avoir de mal à la retrouver dans ce coin de province. Où elle croit l’avoir semé, la rage passée il jubile, elle est sure d’elle, pour une fois, elle a demandé sa mutation, s’est trouvé une maison à l’écart, dont elle s’est bien gardé d’indiquer l’adresse, elle croit souffler ; bêtasse ; sans son entremise elle n’aurait jamais eu ce poste, il a insisté auprès de ses collègues sur le secret absolu, elle ne doit jamais apprendre le rôle qu’il a joué dans son « déplacement », destiné à la rassurer tout en la conservant à portée de main. 

 

Je dois te dire que je suis un peu surprise que tu t’intéresses au sort des migrants, maintenant… Cette phrase qu’elle lui lâche, mine de rien. 

Sûr que l’annonce de ce poste par le boss lors du fameux diner l’a déjà pas mal déstabilisée, alors, si elle s’attendait à le retrouver sur ce créneau, en superviseur ! Ce n’est pas comme si l’intérêt pour les autres, et surtout les malheureux, lui eût été naturel…et ce nouvel adjectif, « éthiquable »…

Sûr qu’elle n’a rien dit sur le coup, il marquait un point, rien qu’à voir sa tête. Pas besoin d’être expert en quoi que ce soit. Il la connait…

Se taire, elle ne pouvait pas faire mieux. Déjà assez de surprises à avaler…

De couleuvres plutôt. Pas la peine de le lui dire maintenant, elle s’en apercevra bien assez vite. Antoine hoche la tête, acquiesce à ce que dit Juliette, regarde ailleurs, dehors, en direction de la rangée d’arbres, puis revient poser son regard sur elle, ces yeux doux avec lesquels il savait bien la faire fondre aux débuts de leur rencontre, puis la ramener à elle quand elle émettait des velléités de liberté. 

Des yeux doux auxquels elle s’est promis de ne plus succomber depuis sa fuite. Et il a fallu qu’il revienne, au moment où elle repartait d’un pied un peu plus stable, et seule ; il ne va pas tarder à lui refaire sa tête de chien perdu qui a retrouvé la niche. S’il croit qu’elle va se laisser prendre au piège, cette fois...

 

Pas répondu…il n’a pas reçu un choc sur la tête…qu’il s’intéresse au sort des migrants, un miracle…non, des rencontres, des expériences…des idées « pour une entreprise plus éthiquable »…des tranches de vie au fil de sa mission à l’étranger…

Quel slogan, mis à toutes les sauces, elle n’a pas relevé mais ça bouillonne, comme si entreprise et éthique avaient quelque chose à voir dans l’économie du fric…se racheter une bonne conduite…une mission éthique, porter la bonne parole aux pauvres pour faire encore plus de blé sur leur dos…

Au début probablement, elle n’a pas tort…une mission d’entreprise, classique…puis le réel reprend le dessus…elle ne sait même pas où il était parti, elle devait le croire en Asie, les grandes puissances, Chine, Inde…pas une seule question là-dessus, bonjour la curiosité !

Et mufle en plus, il la prend pour une tanche, prête à foncer dans ses bras dès son retour…pas un mot sur la destination qui a déclenché sa révélation…ils ne l’avaient quand même pas envoyé en Afrique…pour les migrants, certes…mais pour l’entreprise c’est un continent difficile, leur dernier séminaire portait là-dessus, un vivier d’affaires, dans tous les domaines, mais c’est dur, trop dur, les risques sont grands pour le bizness, les boites hésitent à se lancer !

J’étais en Amérique centrale, Guatemala, Honduras, il a besoin de lui dire, elle ne saisit pas la réalité qu’il a touchée du doigt, ce n’est pas l’Afrique, mais en termes de migrations, ils sont pas mal, non plus…et pour la criminalité, ils se posent là… quand la mort s’érige en avenir probable, quand la misère fait plus que rôder, tu peux avoir envie d’aller porter ta carcasse ailleurs, et celle de ta famille.

Il deviendrait poète, presque…à ce jeu-là, bientôt il va sortir ses cartes pour l’embobiner…elle connait bien...

Lucide. Le rapport qu’il a déposé, à son retour, a donné des idées à la direction, déjà lancée dans le projet « pour une entreprise plus éthiquable »… il restait à trouver des applications concrètes…certaines de ses préconisations ont retenu l’attention… comme le programme sur lequel elle vient d’être placée.

Pourquoi moi ? 

 

  • Parce que tu le vaux bien ! 

 

Il s’est levé et s’approche d’elle doucement, au rythme lent de sa respiration. Elle l’entend, si près, le sent, une peau d’homme qui aurait fait un tour dans les bois, juste le temps de se rafraichir, de se charger de mousses et de feuilles vertes. Il plonge dans son cou, elle devrait reculer, elle voudrait, l’odeur se fait tenace, impossible de déconnecter, d’oublier, la mémoire olfactive l’emporte. Sa tête chavire, plus rien ne résiste à son corps qui se colle, pur réflexe, à celui de son amant. Aucun mot ne saurait dire le hiatus qui la fend, la terreur de succomber. Il s’approche encore, plonge sa langue dans sa bouche qui s’ouvre d’abord, l’accompagne, puis se retire brusquement. Pas le temps de le repousser, il recule, aussi subrepticement qu’il s’était approché, se rassoit dans sa chaise comme s’il ne l’avait jamais quittée. Juliette, restée debout, s’appuie contre le mur de la cuisine, maitriser la situation, faire comme si rien ne s’était passé, croire qu’il est resté assis, qu’elle ne s’est levée que pour aller chercher quelque chose, des biscuits pour le thé, mais il est froid maintenant, et son corps peut-il se taire ?

 

Elle est encore à lui, il le sait bien, il le sent bien, malgré sa résistance de façade, son corps est toujours  prêt à le suivre. Patience et longueur de temps… Ne pas précipiter les choses. Il a été capable d’attendre jusque-là, il peut endurer un nouvel ajournement. Il a les cartes en main. 

 

Qu’est-ce que je vaux, au final ? Un corps désirable, désiré parce que là, à disposition, incapable de résister à un parfum, un contact que la volonté repousse de toutes ses forces, un désir étouffé par trop d’attention gluante, quand la sollicitude se fait pression, quand le consentement s’oublie, déjà consumé par un oui tremblant dicté par la volupté. Un corps rétif, envahi par un non nouveau, résultat d’une décision claire, qu’il ne sait pourtant comment assumer. 

Son cœur bat fort, vite, pourquoi fait-il si chaud, ses joues sont enflammées, sa chemise de dessous lui colle à la peau, respirer, laisser retomber le rythme cardiaque, pas si simple malgré « le travail sur soi », quand la pression sanguine le dispute à la volonté…

 

  • Je vais partir, je passais juste, pour voir. Du coup, si tu as besoin, tu me fais signe. Mon numéro n’a pas changé.

 

Elle ne le retient pas…son numéro, il peut se le garder…ils se reverront, de toute façon…elle n’y tient pas…dans quelle galère elle se retrouve encore…contre mal gré bonne figure... Si tôt son départ, elle se secoue, son corps s’ébroue de haut en bas, un cri s’élance de sa gorge, la submerge tout entière. Comment a-t-il pu ? Pourquoi ?

 

 

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