Les soirées particulièrement chaudes et parfumées de cette fin mai incitent les hôtes à paresser longuement sur la terrasse sous l’énorme mûrier ou à déambuler à travers l’oliveraie plutôt que de gagner leurs chambres ou les bars de Bonifacio.

Assise à sa grande table-bureau, Carulina attend son heure tout en répondant aux emails de demande de réservations ou en réglant quelques factures. En dépit de toute la fatigue accumulée au long de la journée, elle se refuse à gagner son lit avant d’avoir pu prendre le temps de rentrer en communion avec ses oliviers. Ce moment privilégié, elle n’accepte de le partager avec quiconque. Ayant brièvement salué ses derniers hôtes, elle peut enfin reprendre possession de son domaine et déambuler d’arbres en arbres au clair de lune.

            Elle salue chacun d’eux du regard avec tout le respect dû aux êtres ancestraux, tapote les voussures de certains, glisse ses doigts dans les interstices de cet autre, caresse, songeuse, l’écorce de ce plus vulnérable, s’assied parfois sur l’un des murets encerclant chaque pied. Là, longuement, elle laisse ses paumes se pénétrer de la chaleur accumulée dans ces pierres sèches. Ces murs sont l’œuvre de Marcu, le résultat de son labeur acharné des années durant.

Carulina ferme les yeux afin de mieux se reconnecter sur cette époque, certes laborieuse mais heureuse, encore si proche. Il lui semble entendre la voix de son mari échafaudant, à cet endroit, soir après soir, d’ambitieux projets d’agritourisme. Dès leur union, il sut lui faire partager son amour pour cette maison de maître du 17ème hérité de ses parents. Ils la rénovèrent en préservant son authenticité tout en incluant quatre chambres d’hôtes. Habiles cavaliers, aptes à encadrer des groupes, ils décidèrent d’organiser des randonnées équestres à travers la Corse.

Par ailleurs Marcus ayant découvert près de 550 oliviers multi-centenaires perdus au milieu du maquis de la propriété parentale, il s’employa à les remettre en état afin de les exploiter. Les récoltes furent à la hauteur de leur attente. Cette petite olive, la Zinzala, leur offrit une huile précieuse au délicieux parfum d’amande fraîche et de fruit mûr qu’ils commercialisèrent avec succès.

« Et ILS voudraient que je renonce à tout cela, que j’accepte de voir notre réalisation anéantie ! Ils voudraient que je les laisse arracher ces colosses qui ont su, à travers les siècles, résister aux vents les plus violents et aux étés de feu ! ILS ne me connaissent pas, n’est-pas ma Nina ? »

Nina, la chatte gris-souris assise à ses pieds, contemple sa maîtresse de ses larges prunelles interrogatives. Depuis la mort de Marcu, celle-ci ne s’éloigne plus de Carulina et se fait chaque jour plus attentive, plus à l’écoute si bien que la jeune femme se surprend souvent, comme ce soir, à lui faire part de ses états d’âme.

 

C’est ainsi que, encore sous le choc de la visite matinale réitérée de deux dirigeants d’une des plus grosses entreprises privées de l’île, elle laisse éclater son indignation. Ces hommes cravatés, à la fois courtois et ciniques, ont tenté de la persuader de leur vendre l’oliveraie qu’ils rêvent de transformer en un vaste parking :

« Un petit train touristique menant au centre de Bonifacio partant d’ici éviterait le problème épineux de la circulation en ville… Accepter serait donc une grande preuve de civisme de sa part… De son véritable attachement à cette cité… D’ailleurs certains arbres pourraient être épargnés… Elle pourrait bien sûr poursuivre son activité hôtelière et même réaliser une extension grâce aux capitaux générés… L’argent bien placé serait d’un rapport bien supérieur à la commercialisation de l’huile… Elle serait surtout libérée d’une bien lourde tâche pour une femme seule… »

           

Impassible, assise à la grande table de cuisine, aux côtés de sa mère, Carulina les laissa présenter tous leurs arguments tandis qu’elle continuait à préparer sa soupe traditionnelle. Ils se firent alors plus incisifs, presque sournoisement menaçants : « Savez-vous que la municipalité pourrait un jour vous exproprier dans le même but et sans vous offrir les mêmes garanties que nous… »

            « Eh bien, sais-tu ma Nina que ces beaux messieurs sont restés pantois lorsque je leur ai montré, de mon même air impavide, la direction de la sortie en leur disant seulement : Vous ignorez certainement, Messieurs, ma devise en toutes circonstances : Mais ne jamais abdiquer devant qui que ce soit. Je vous autorise à la faire connaitre, cela évitera à tous, à l’avenir, d’inutiles pertes de temps. »

            Sa chatte dans les bras, Carulina regarde les étoiles et murmure : « Tu serais fier de moi, n’est-ce pas Marcu ? » puis elle marche vers sa maison.