Pomme de discorde !

 

 

Tout va bien, tout va bien... Mathieu regarde Anne Lise apporter le plateau de l’apéritif ; les verres, les bouteilles tremblent et se choquent. Elle ralentit sa marche pour éviter la casse, son air appliqué ravit Mathieu qui se lève pour soutenir le plateau et le poser sur la table basse.

 

Lulu se dresse pour servir. Petit et râblé, il a gardé sa casquette sur ses cheveux roux en désordre.  Anne Lise va vers lui ; elle le dépasse d’une bonne tête. Dans son souvenir elle était petite et frêle. Il a seulement oublié qu’ils avaient tous grandi, chacun à sa vitesse, avec des poussées inattendues. Ainsi lui, de petit enfant un peu rond à adolescent interminable et adulte de bonne taille ! Lulu, en revanche, ressemblait bien à l’enfant de son souvenir, casquette exceptée. Turbulent, disait sa grand-mère. Il revoyait un turbulent et un querelleur qui cherchait souvent prétexte à se battre !

 

« Whisky ? Ou peut-être un Pineau ? J’irai en chercher. Tu ne dois pas en boire souvent ! Ici, on continue sur les bons produits locaux. » dit Anne Lise.

Lulu la reprend, reprend, l’interrompant sans façon ni lui laisser le temps de répondre :

 

« Je te disais donc qu’on allait construire une piscine ! Enfin, c’est un projet, le voisin me fait des embrouilles ! Que je t’explique : derrière la maison, j’ai un terrain qui appartenait au Frérot ; pas de problème, il me l’a vendu. Mais il est un peu petit ce terrain pour une piscine ; je voudrais racheter la parcelle sur le côté mais rien à faire ! Le voisin, c’est le fils du vieux Cantat, tu te souviens ! un petit blond timide, au foot on l’appelait le petit à sa Maman. Il est ingénieur des Eaux et Forêts à Marans ; il a retapé la maison avec sa femme. Un peu écolo le gars ! il est dans l’Assoc des Gens du Marais... On ne se fréquente pas beaucoup. Quand je lui ai demandé s’il voulait me la céder cette parcelle, alors là !...   Si je voulais, je pourrais l’embêter, il a planté sa haie tout près de ma clôture ; pas dans la distance légale ! Et il a deux petits trembles sur le terrain que je veux... »

 

Lulu monologue, on ne peut pas l’arrêter.

 

L’air crispé, Anne Lise regarde par la fenêtre, habituée, semble-t-il, à ce qu’on lui coupe la parole et aux diatribes de son mari. Elle se tourne vers leur convive. « Je vais voir ce que fait la petite, je ne l’entends plus depuis un moment. Tu viens Mathieu ? » Il perçoit sous la douceur du ton l’agacement de la jeune femme. Un ange passe. Lulu, décontenancé, la regarde avec animosité.

« Allez ! dis-le que ça ne t’intéresse pas mes histoires de piscine, et que je rabâche ! Comme tu la vois, elle est très copine avec la femme de Laurent et elle ne veut pas de disputes ! Est-ce que je me trompe, Lison ? Allez, dis-le ! »

Lison est déjà sur le pas de la porte et regarde Mathieu d’un air suppliant.

« On sort » dit-elle.

Mais Lulu n’en a pas fini. « Ça va vers la scène de ménage », pense Mathieu.

La voix de Anne Lise s’étouffe, elle soupire.

« La bande de terrain qu’il ne peut pas récupérer, ça le rend dingue. Depuis quinze jours, on ne parle que de ça, on pourrait quand même s’arranger à l’amiable ! il a des convictions mais pas de mauvaises intentions, le voisin ! »

 

Lulu bondit au pied de la porte. « Tu vois ! Elle est de leur côté ! Je te le disais bien ! On n’est pas soutenu ! En plus, j’ai aussi un vieux tremble chez moi, juste en limite de propriété, il me fait toute une histoire parce que je veux l’arracher. Il y aura plein de feuilles dans la piscine si je le garde et, pour l’entretien, bonjour ! avec la clientèle ça n’ira pas ! »

« Corinne et elle » crie-t-il en tendant un doigt furibond vers Anne Lise, « elles se montent la tête !

Et aussi pour les pommiers qu’il y a sur ce fichu terrain, des vieilleries qu’il faut arracher ! Et bien sûr, qui la nettoiera, la piscine, ça sera moi ! Je fais tout dans cette maison, je dois être partout à la fois, j’en ai marre à la fin ! Moi, c’est le bien être de mes clients qui compte. Il faut que tout soit parfait !

   

« Le bien-être ? la rentabilité plutôt ! » glisse  Anne Lise, augmentant la fureur de Lucien.

« Je suis chez moi ! je l’aurai ce terrain ! je lui ferai plutôt un procès mais je la construirai cette piscine ! »

« Tu peux dire « nous », j’en ai fait des choses pour cette maison et tu parles comme si tu étais tout seul à l’avoir rénovée ! »

« Le chef ici, c’est  moi, je ne m’aplatirai pas ! Jamais devant qui que ce soit... pas devant un petit ingénieur écolo. Bientôt, il va se présenter à la mairie ! C’est sûr ! Et quoi encore ! »

 

Mathieu est sidéré, il ne sait quoi faire. Anne Lise répète en elle-même : « la rentabilité, la colère. Il a encore trop bu ! il ne se contrôle plus ! »

 

Elle ferme la porte d‘entrée sur les cris furieux, prend Mathieu par l’épaule, le pousse dans l’allée.

 

Dehors, tout est paisible. C’est la fin d’octobre, un très beau mois d’octobre ; la nature se prépare en douceur, c’est l’été indien sur le marais.

 

«On va chercher la petite; j’ avais bien dit à Lulu de la déposer chez ma mère tout à côté, mais  encore une fois il a oublié ! je ne suis jamais tranquille avec un individu pareil ! Tout a commencé à la mort de son père ; ils  étaient fâchés depuis huit ans pour des questions d’héritage ; ils ne se parlaient plus ! Quelle tristesse ! Les enfants n’ont pas connu leur grand-père ! »

 

Ils se sont assis sur le banc de pierre, à l’entrée du fameux terrain près des vieux pommiers.

« Pomme de discorde » hasarde Mathieu en suivant sa pensée. Anne Lise l’a suivi du regard , elle a souri, d’un petit sourire fragile.

« La discorde ! On ne vit plus que ça ! Je me tais le plus possible pour ne pas envenimer les choses. Il est  complètement parano, il se fixe des projets gigantesques, il veut faire tout lui-même. » Sa voix se casse dans une résignation morne, elle est au bord des larmes, son visage change, sa bouche tremble. « Il ne tient pas la distance et il s’obstine  sans réfléchir. Gare à ceux qui lui barrent le chemin !  Ne jamais abdiquer devant qui que ce soit ! Il veut toujours être le plus fort, le plus riche, comme les enfants gâtés ! Quand on lui dit non, c’est la colère ! Il nous piétine pour arriver à ses fins ! La dispute avec son père ne lui a pas appris grand-chose ! »

« On est bien forcé de plier devant la vie et d’abdiquer parfois », retorque Mathieu un peu au hasard.

 

La sortie inattendue de Lulu les rapproche sur ce mème banc tranquille. Anne Lise se calme dans le silence, soudainement étonnée de s’être livrée à ce confident inattendu. Elle murmure en baissant la tète, les doigts entremêles au creux de sa robe :

« Tu arrives en pleine dispute alors que tu viens pour nous voir !  On ne s’est pas beaucoup connus. Je me souviens !je venais vous voir jouer au foot. Ah! Il savait me regarder en dessous, le Lucien, me suivre en rentrant de l’école, ah ! j’étais bête ! On nous appelait les petits fiancés ; faut voir où ça mène ! Un dur à cuire ! J’en ai trop marre moi aussi !

Parle-moi de toi ! Je savait que tu étais devenu prof de musique puis concertiste... Tu as une femme, des enfants ?  Je suis indiscrète ! Enfin, depuis que tu es à la Philharmonique, je suis un peu ton parcours. J’avais bien vu que tu venais à Blaye, mais de là à penser que tu viendrais nous voir !

 

Elle penche la tête et le regarde de côté, son profil est lumineux ; dans le soleil les petits cheveux échappés à sa natte ondulent sur son front lisse encore un peu bronzé.

Il est ému ; il a envie de lui dire que ce Lucien est un gros balourd... un salaud ! que sa patience c’est de la démission ou de la soumission. Et pourtant elle ne semble pas avoir abdiqué tant il y a de révolte dans sa voix.

 Une femme qui souffre, comme c’est tentant ! la consoler. La vie nomade des tournées est riche en rencontres où se crée une proximité soudaine aussi forte qu’éphémère. Il est séduit par cette femme inconnue mais si proche, liée aux émotions de son enfance.

 

-       Allons voir si les vieux pommiers ont encore des pommes, dit-il doucement, elle se lève, le suit ; ils entrent dans l’enclos.