C’était un bel été, un vrai avec un soleil de rêve et à la piscine des filles en maillot faisant tourner les têtes.
Un été d’émois amoureux, mais avouons-le, en ces temps, la liberté était limitée. L’époque de la grande libération sexuelle et de la pilule n’était pas encore advenue. Nos jeux s’arrêtaient donc à pas grand-chose hormis quelques effleurements pudiques et nos hésitations dans l’espoir d’un baiser volé. « On se disait, c’est pour demain, j'oserai demain », comme le dit la chanson la bicyclette.
Nous ne pensions pas qu’aux jeux et à la piscine, car ces mois d’été étaient la seule période de l’année où nous pouvions trouver un travail pour gagner un peu d’argent en travaillant. Aujourd’hui quand j’y repense, peu, c’était vraiment très peu.
Mon frère et moi avions exploré bien des secteurs d’activité dans ces années-là, mais à salaire minimum réduit compte tenu de nos âges, nous n’étions pas majeurs.
-       Cueillir des pois de senteur ou conduire un motoculteur et arroser.
-       Repeindre toutes les ferronneries d’une maison 1900.
-       Creuser des tranchées et effectuer des branchements de gaz ou tirer des câbles électriques.
  Chaque année nous tentions des expériences nouvelles espérant trouver mieux dans un secteur plus favorable, mais nos salaires augmentaient moins vite que notre âge.
 Cette année-là, nous avions décroché des contrats de travail aux PTT plus exactement au centre de tri de la gare de l’Est à Paris.
Ce travail consistait à savoir lire, j’exagère à peine, et à trier le courrier arrivant des tournées des facteurs de la Capitale.
Ce qui rendait le contrat attrayant, c’est que nous commencions en fin d’après-midi bénéficiant ainsi de la journée pour nos petites affaires. En gros l’activité s’effectuait de seize heures à une heure du matin, plus les voyages. Il fallait rentrer dormir le plus vite possible pour être en forme à la piscine.
Nous avions dû nous plier à l’exigence d’effectuer une journée non rémunérée pour évaluer notre capacité à trier un lot de courriers sans erreur. Ce test étant validé on devait apprendre à assembler les lettres en paquets que l’on devait attacher avec de la ficelle de lieuse que l’on cisaillait sans utiliser de ciseaux selon une méthode spécifique PTT.
A priori cette séquence n’a pas posé de problème particulier, le moniteur était sympathique et bon pédagogue.
Tout se présentait donc dans les meilleures perspectives et nous étions ravis.
La salle de travail était un grand hall en béton haut de plafond qui résonnait comme une grosse caisse et sous lequel étaient installées des batteries de casiers de tri.
Chaque poste possédait un tabouret à vis gris et noir qu’il était impossible d’utiliser, car une fois assis on ne parvenait plus à atteindre les casiers les plus éloignés. Autre détail pittoresque, coincé dans les rainures des casiers, des cartes postales un peu graveleuses étaient alignées pour le plaisir des yeux des trieurs.
Un carton en bout de chaque travée servait de réserve pour les cartes postales voyageant sans enveloppe, elles n’étaient triées que lorsqu’il nous restait du temps. Nous n’y apportions pas trop de cœur et il fallait que les contrôleurs interviennent pour que de temps à autre nous en liquidions une partie. Autre détail qui a son importance, entre les postes de travail la pelote de ficelle qui servait à faire un ballot des lettres déjà triées lorsque les casiers étaient pleins.
Jusqu’à cette expérience nous avions souvent travaillé seul ou tous les deux, sauf dans les tranchées où les collègues ne parlaient pratiquement pas le français, mais prioritairement le portugais.
Une fois affecté à notre poste il n’était plus question de s’en éloigner, juste de crier pour demander une information, certaines rues ou avenues chevauchant plusieurs arrondissements, et il fallait s’entraîner à uriner à heure fixe.
Les travées étaient larges et des pékins en blouses grises les arpentaient main dans le dos, avec les blouses ils ressemblaient un peu aux instituteurs 1900, en réalité, ils étaient plus proches des matons des prisons. Nous avons vite appris à nous en méfier, car dès qu’ils remarquaient la moindre anomalie, ils vous tombaient dessus, braillant, vidant nos casiers pour vérifier la qualité de notre travail. Il sembla très vite que leur fonction première consistait prioritairement à imposer le silence, cette interdiction de parler deux fois quatre heures de rang était terrible.
Nous avions le sentiment que notre jeune âge ne nous attirait que mépris de leur part. Sans nous concerter nous avons commencé à fredonner l’indicatif de l’émission S.L.C Salue les copains de Daniel Filipacchi dont c’était la belle époque. Au début, ni malice ni intention de nuire de notre part hors celui de s’occuper l’esprit.
La réaction fut immédiate : Rappel au règlement contrôle des casiers, tout juste s’ils ne nous demandèrent pas d’être au garde à vous pour les écouter ratiociner. Après ce fut la guerre :
Nous ne supportions pas ce qu’ils étaient : les gardiens d’un ordre ancien puéril, gris et maussades. Eux de leur côté ne supportaient pas notre jeunesse, notre façon de bousculer les règles, je crois même l’entrain que nous apportions au travail. Ni de nous entendre chanter.
Nous menacer oui, nous licencier non, comme nous étions engagés pour un mois on ne pouvait interrompre notre contrat sauf pour faute grave.
Nous avons certainement été cruels, bravant ouvertement leurs remarques et consignes, bafouant leur autorité, raillant leur âge et leur dégaine, il n’y a pas, la blouse grise habille son homme et le marque. Mais nous n’étions à un âge où l’on accepte jamais de plier ni d’abdiquer devant qui que ce soit.
Heureusement, qu’en fin de service quand nous sortions du travail la nuit était tiède, le ciel étoilé et que demain, enfin dans quelques heures nous serions à la piscine !