«Viens! Je passe devant! On va rentrer pour  l’apéro!»

 

Mathieu suit son guide devant les marches bosselées qui mènent au vieux corps de ferme. La maison-mère» se dit-il . Revient le souvenir de la petite entrée si caractéristique avec en son milieu une double porte aux vitrages mordorés en relief; des culs de bouteille disait-on.  Il  revoit, il entend : un vacarme d’aboiements les accueillait quand ils revenaient du foot; une maison chaleureuse, ouverte aux amis des deux frères. Le goûter les attendait sur la grande table en bois brut, encore chargée des restes du repas de midi, assiettes salies, le grand plat de terre contenant encore la graisse figée d’où dépassaient des manchons de canard. Une odeur indéfinissable de soupe recuite et de chien mouillé remplissait l’air. Maintenant, on entrait directement dans un vaste séjour clair, cuisine ouverte, îlot central. «Comme dans les  magazines» s’indigne Mathieu en lui même. Adieu la vieille porte aux carreaux bossus, adieu aussi cette odeur qu’il avait gardée quelque part dans le recueil olfactif de son enfance.

 

Tout rutilait; ça sentait le propre et ces discrètes et très présentes odeurs dites Parfum d’Ambiance.

Lulu, aussi volubile que dans le gîte, explique: « Tu comprends, d’ici on peut  surveiller tout ce qui se passe au Gîte. Des fois, j’envoie les enfants pour qu’ils taillent la bavette avec les gens;   les enfants, ça plaît toujours!

C’est fou ce que les gens sont sans gêne, ils ont vite fait de gâcher! Ils sont pas chez eux, ils sont chez moi! J’ai trimé pour les faire, mes gîtes !

 Tout fait par nous, le frère et la femme, ils ont bossé! Tu verras à la déco, c’est Anne-Lise, on a tout fait ensemble! Tu te souviens, quand on était petits, je voulais faire fermier. J’ai commencé avec les terres du Papé, mais ça ne nourrissait pas son homme...ou sa femme;   eh!eh !J’ai racheté sa part au frérot et on a tout fait! »

 

Mathieu se sentait complètement décontenancé, étourdi par tout ce verbiage, cette familiarité joviale. Une grosse présence expansive qui  l’envahissait et le rétractait . Il aurait eu besoin de temps et de silence pour reprendre pied dans ce lieu familier. Lulu le prit par l’épaule et le poussa dans la pièce. Tout rutilait. « Monsieur Propre est  passé par là » dit-il en s’esclaffant.

            « Ou donc sont passés les meubles rustiques de chêne ciré? Et l’Homme debout qui lui avait inspiré des rêveries où il était question de Chouans, de cachettes et de poursuites? » se souvenait Mathieu.

Ils s’assoient dans le canapé d’angle -  gris taupe bien sûr- . Le carrelage  blanc est froid sous les pieds. Pas un bruit, plus de jappements.

 « Et les chiens? » questionna t-il. « On les laisse dans le chenil depuis belle lurette! ça salit, ça va gratter les parterres. Elle est un peu maniaque la Anne-Lise et pas feignante, tu verras ; faut que tout soit impec! c’est pas pour rien qu’elle est infirmière; elle travaille à mi temps à la clinique ». Il continue son monologue.

« On a décidé de faire une piscine ! Encore un tracas à prévoir . C’est bien pour les hôtes, on changera de catégorie! Tu verras sur Internet, on est aux Gîtes de France! » ajoute Lulu avec fierté.  Suit un long silence! Lulu est parti dans ses pensées….

             Mathieu se tait également. On ne lui a toujours rien demandé sur lui, sur sa vie. La jovialité de l’accueil  recouvre  une certaine indifférence: décidément Lulu est installé sur son bien avec femme et enfants. Il vit sur une autre terre, un autre terroir songe t-il en l’ écoutant distraitement.  Malgré ses cheveux frisés rebelles et roux, c’est un patriarche moderne ce Lulu.

 

Et moi! ma terre, mon terroir? Toujours par monts et par vaux, entre deux avions; un pied à terre en banlieue parisienne, dans une tour anonyme ». L’été avant leur séparation, sa « belle aux cheveux de lin » avait bien proposé de faire un enfant et de s’installer « pour de bon » dans le midi. S’installer!  et aussi  « pour de bon »! Impossible pour l’instant!  Peut être dans un futur lointain, très lointain;  inimaginable!.

 

La musique est sa Muse ultime, exigeant alibi à  sa  liberté. Certes, parfois, dans une tournée qui s’éternise, il se sent seul, exilé dans sa chambre d’hôtel, mais aussi que de belles rencontres, que de beaux partages! Pas encore lassé de cette vie fragmentée qu’il mène depuis une quinzaine d’années. Pour l’instant, il ne l’abandonnerait  pour rien au monde! La séparation avec sa compagne  s’est faite sans drames, à se croiser dans l’appartement jamais vraiment décoré, organisé, à peine plus personnel qu’une chambre d’hôtel, lieu de transit, transit des sentiments.

Il continue à songer : Et ici, Lulu, sa ferme, sa terre, ses gîtes! Soudain il se demande ce qu’il fait là, dans un dépit presque enfantin. « Tout ce que je ne voudrais pas être »!

Ce Lulu qui vit avec Anne-Lise! ils ont la ferme, les enfants, un grand lit commun ou les enfants viennent jouer le dimanche matin. Ils ont tout fait ensemble! Le comble! Il a très envie de se lever, de partir, de les planter là dans leur petit bien-être!   « Jaloux, oui, je suis jaloux! »ça lui traverse le cœur à tout allure. Il se lève pour fuir , il va à la fenêtre.

La porte s’ouvre. Anne-Lise avance dans la clarté.

« Quelle surprise! » dit elle. La voix est rieuse.Tiens ! Il se souvenait d’ une voix lente et basse, un peu chuchotée, souvent moqueuse.  Anne-Lise accourt et embrasse le visiteur, de petits baisers d’oiseau, en détournant la joue.Voilà la réserve qui l’avait tant charmé autrefois! Elle est toujours mince et gracieuse, une robe légère, imprimée de fleurs aux tons pastel. Le style de celles qu’elle portait dans ce temps ou on l’appelait La Lison !

« Eh oui! c’est La Lison, vous vous reconnaissez tous les deux? Allez! femme va nous chercher à boire! » Le ton est jovial, mais le geste de propriétaire, la main sur la hanche soulignée par la forme de la robe. Lulu pousse affectueusement sa femme vers la partie cuisine de ce vaste séjour.

«Un petit whisky? ça nous fait un bon apéro! Il est 7 heures, on mangera après; tu restes, bien sûr!»

 

Anne-Lise sort un plateau du tiroir derrière l’îlot; ses gestes sont précis, rapides. Elle ajoute une bouteille de jus d’orange, des verres à whisky et un petit plat de biscuits salés. Son joli profil se découpe sur le contre jour de la fenêtre. Ses cheveux  blond foncé  frisent en auréole autour de son front, ils sont nattés bas dans le dos.

Mathieu regarde le cou fin et blanc: la Lorelei songe-t-il ; une musique d’Outre Rhin lui revient en tête. Dire qu’il y a quelques secondes, il envisageait la fuite! Il a très envie de reste là, de profiter de cette présence bénéfique; tout devient simple et tranquille.