Quelle idée ils avaient eue de chausser les raquettes ce matin-là.

            La veille, ils avaient pris la route jusqu'à ce petit village de montagne, et déjà cela n'avait pas été une partie de plaisir. Mais la location du chalet qui courait jusqu'à samedi prochain leur avait coûté assez cher, intempéries ou non, il fallait qu'ils en profitent. A trente kilomètres de l'arrivée, ils avaient dû mettre les chaines. Et cela n'avait pas été une mince affaire, la notice explicative étant en espagnol, et les schémas peu parlants.

            Georges et Thibaut étaient remontés dans la voiture les mains gelées. Ils avaient fini la route avec les anti-brouillard et les flocons qui virevoltaient dans la lumière.

            Elle avait le cœur serré en arrivant, il avait encore fallu faire la soupe et le feu de cheminée, la maison inoccupée sentait l'humidité et le renfermé, et pour se coucher dans les draps glacés ils avaient dû faire preuve d'héroïsme. Était-ce la fatigue, ils avaient quand même trouvé le moyen de se prendre le bec à propos du gamin. À douze ans, il passait son temps à tapoter son écran, il n'avait même pas été question d'inviter un copain, il n'en avait pas. Georges trouvait qu'elle le couvait trop, elle, que cela ne servait à rien de le braquer. Ils l'avaient eu sur le tard, alors qu'ils s'étaient bien habitués à leur tranquillité.

            C'était pour l'aérer, et dans l'espoir qu'il prendrait enfin des épaules, qu'ils l'emmenaient régulièrement à la montagne. Dieu merci, il ne traînait pas trop des pieds, et n'avait même pas exprimé le désir de se mettre au ski. Sans doute par peur de ne pas y arriver, mais cela les arrangeait. Ils avaient loué trois paires de raquettes chez Décathlon, le vendeur les avait assurés qu'ils n'auraient aucune difficulté technique, il fallait juste bien les attacher et ils pourraient aller partout, même dans la poudreuse.

            D'habitude, c'est en été qu'ils venaient ici. Quinze jours en août, à sillonner les sentiers, ramasser les myrtilles et les framboises, le gosse prenait de belles couleurs qui les rassurait quant à leur capacité à être parents. Mais là, c'était vraiment dépaysant. Ils avaient été surpris au réveil par ce coton qui recouvrait tout, enfin ce qu'ils pouvaient en voir, car ils étaient partiellement dans le nuage. Même le chalet des Bournard, leurs loueurs, était à peine visible.

            Thibaut, au départ, était radieux. Il courait au milieu des plumettes blanches qu'il attrapait au vol, c'est lui qui les avait traînés dehors pour cette balade. Les raquettes aux pieds, ils levaient haut les jambes pour rejoindre le Mont Plaçou qui, en été, n'était qu'à une heure de marche.  Imperceptiblement au départ, leur rythme s'était ralenti. Ils n'étaient plus très sûrs que le petit bouquet de genévriers était bien celui au pied duquel ils se régalaient de myrtilles. Et bien sûr les kerns étaient ensevelis sous la neige. Comme ils pensaient être de retour pour le déjeuner, ils n'avaient qu'une bouteille d'eau pour trois.

            Le vendeur de raquettes ne leur avait pas dit à quel point ces machins étaient fatigants. Le gosse trainait maintenant derrière eux, le silence était lourd, chacun évitant ce qui aurait pu être pris pour un reproche. Et bien sûr, pas question de faire demi-tour. Elle avait les orteils et les doigts congelés, mais n'y prêtait pas trop attention. Sa préoccupation, c'était l'à-pic qui longeait le sentier. L'avaient-ils dépassé ? Et au retour, ne risquaient-ils pas d'y chuter ? Un peu honteusement, elle pensait qu'il était finalement judicieux de laisser Georges marcher devant...

            Et voilà que Lucas avait trouvé un tronc d'arbre pour s'asseoir et refusait d'en bouger. Son père avait beau le menacer, se moquer à cause de ses larmes, rien n'y faisait. La station debout dans le vent ne la réchauffait guère, elle se voyait faire la une du journal local : trois touristes inconscients retrouvés ensevelis. A moins que la neige ne les recouvre jusqu'au printemps ? On disait que mourir de froid n'était pas si terrible, que l'on s'endormait et puis c'était tout. Évidemment, il n'y avait pas âme qui vive. Qui d'autre se serait lancé dans une telle aventure ? Il fallait trouver un moyen de faire repartir son fils, mais comment ?

            Elle en était là de ses sombres pensées quand lui vint soudain un allié : elles'écria : « Le soleil revient, le ciel s'éclaircit ! ». À leur retour, ils allumèrent la télé. On annoncait un temps clair pour toute la semaine, ouf !