« Tout finit toujours par s’oublier ! » Il avait fallu qu’il lui lâche cette phrase en partant. Le diner s’était déroulé correctement, il avait fait preuve d’une humeur délicieuse qu’elle ne lui avait pas connue depuis longtemps, avait agrémenté la conversation de mille anecdotes glanées dans sa longue mission à l’étranger, et laissé ses piques au vestiaire. Si bien qu’elle s’était un peu laissé aller, elle avait baissé la garde et avait même fini par sourire quand il lui avait raconté son retour tumultueux, l’erreur d’aéroport, le taxi à fond la caisse pour arriver à temps pour son vol, la tête du chauffeur quand il lui avait dit le temps qui lui restait, la course dans les couloirs, et l’arrivée sur la corde, juste à la fermeture de l’embarquement. Quel charmeur quand il veut ! Moins diserte, elle avait quand même alimenté un peu la conversation avec quelques historiettes de sa nouvelle vie, sans trop en dire, sans trop s’engager, histoire de ne pas lui livrer d’éléments susceptibles de la mettre en défaut. Puis, raisonnablement, après le café qu’il avait demandé pour ne pas s’endormir en voiture, il lui avait demandé le chemin et avait pris congé. Elle avait doublé les renseignements, un pointage sur son Gps, et un plan dessiné sur une feuille de papier, le réseau n’est pas toujours très bon et vous lâche toujours au moment où vous en avez le plus besoin.

-       Tu as souffert, je le vois bien. Je ne pensais pas que notre vie commune t’avait autant affectée. Je ne comprends pas bien où tu es allée pêcher toute cette douleur, tu sembles n’avoir gardé que le mauvais, c’est dommage. Mais, tu sais, j’ai espoir, tout finit toujours par s’oublier.

 

Elle n’avait pas relevé, trop contente qu’il s’en aille sans faire d’histoires, qu’il rejoigne l’auberge et disparaisse à tout jamais. Il s’imagine qu’elle va oublier ? Pas sûr qu’ils aient tous les deux la même idée de ce qui est à oublier…

 

Une nuit bizarre, le sommeil qui se refuse, le corps qui lâche au final, sombre au bord du rêve ; les scènes défilent, souvenirs enfouis qui s’emberlificotent, la tarabustent jusque dans ses recoins les plus profonds ; puis ça remonte, la vigilance reprend le dessus, plus question de fermer l’œil jusqu’à ce que tout s’effondre à nouveau ; elle se lève avec la sensation de n’avoir même pas dormi, vague rappel de leurs nuits blanches de fêtards d’il y a quelques années. Mais, justement, il y a quelques années, l’amour, ou du moins le croyait-elle, les portait aux sommets ; et les années qui s’accumulent rendent plus dures ces nuits sans sommeil. Éloigner physiquement son Roméo ne l’a pas exemptée de le retrouver dans ses pires cauchemars. Pas si simple de l’oublier. Du coup, sa vigilance sélective a occulté la sonnerie, le réveil de son portable était bien à l’heure habituelle, rien à dire, mais il y a des jours où tout démarre de travers. Il ne lui reste plus qu’à s’habiller à toute vitesse, avaler à peine un café et foncer sur la route. Avec la tête qu’elle a, si en plus elle est en retard, elle n’a pas fini d’en entendre parler.

 

« Tout finit toujours par s’oublier ! », voilà comment sa collègue de bureau l’accueille ce matin, décidément ils se sont donné le mot, comme si elle était d’humeur. L’a-t-elle vraiment regardée, Géraldine, ses yeux cernés comme des culs de bouteille augurent-ils la moindre éclaircie ? La bonté même, Géraldine, toujours à vouloir tout arranger entre les gens, jusqu’à s’oublier elle-même, plus prompte à écouter les confidences qu’à parler d’elle. Bon, avec Juliette, elle doit rester sur sa faim, elle lui parle un peu, c’est vrai, de la pluie et du beau temps, juste de quoi lui donner un peu de grain à moudre, à Géraldine, et ne pas attiser sa curiosité, mais le fond des choses, les raisons qui l’ont fait débarquer dans ce coin paumé, qui la font habiter au fond des bois, là, elle reste nettement plus vague. Cela dit, Géraldine, qui a toujours vécu là, ne trouve pas que le coin soit particulièrement paumé, ce lieu de son enfance et maintenant de sa vie de famille ordinaire, récente, mais apparemment comblée, n’est pour elle que l’endroit rêvé où peut atterrir une femme seule qui a certainement souffert ailleurs mais ici a tout pour être enfin tranquille sinon heureuse. Là, il reste à trouver le prince charmant, mais elle a des atouts dans sa manche, elle finira bien par lui dégoter celui qui redonnera un sens à sa vie.

-       Jolie tête ce matin, dis donc, tu ne t’es par ratée… Toujours tes cauchemars ?

-       Mmhhh…

-       Franchement, les cauchemars, faut faire attention, ça finit par laisser des traces, tu dors à peine avec tout ça, tu ne vas pas tenir le coup, burn out, ils appellent ça, mais avant, bien dormir, ça suffit à te remettre d’aplomb !

-       Mmhhh… facile à dire…

-       Oui, je sais, plus facile à dire qu’à faire. Tu devrais venir à la gym avec moi, je te l’ai déjà dit, tu te dépenses un peu, tu rigoles avec les copines, et tu verras, ça ira mieux… Le sommeil reviendra.

-       Si tu le dis… pourquoi pas… mais là, aujourd’hui, je suis out…

-       Aujourd’hui, non, y a pas de cours, mais demain, sans faute, tu prends tes affaires, et on y va toutes les deux à cinq heures et demi.

-       Ça se peut. Si tout roule.

Géraldine a replongé dans son dossier, pas question de prendre du retard, déjà qu’elle a certainement tout fait pour couvrir celui de Juliette. Elle compare son écran avec les bordereaux accumulés, pointe consciencieusement sur le papier, repointe avec son clavier, elle est vraiment la reine de ces relevés méticuleux, Juliette admire chaque jour sa patience, elle qui a toujours préféré les dossiers avec un vrai fond juridique, pour lesquels elle a besoin de faire des recherches. Elles se complètent bien, finalement, dans ce bureau, la patiente et la fureteuse, toutes deux consciencieuses et rigoureuses, chacune à sa manière.

-       À moins que tu aies eu de la visite… Mais oui, c’est ça, les yeux de déterrée, le retard…

-       Mmhhh…

-       Cachotière…

-       Rien à dire, c’est tout.

Le visage du chef de service apparait à travers la porte qu’elles n’ont pas entendu s’entrouvrir.

-       Bonjour Mesdames, comment ça va ce matin ?

-       Mesdames… qu’est-ce qui nous vaut autant de considération ? D’habitude, c’est plutôt les filles, non…

-       Je me méfie, c’est tout, avec tout ce qu’on entend en ce moment, je ne voudrais pas être accusé de harcèlement, ou plus…

-       Oh là, là, on en est loin… Bon, mesdames, c’est pas mal non plus, même si un peu de familiarité ne me déplait pas pour ce qui me concerne. Et toi, Juliette, qu’est-ce que tu en dis ?

-       Les filles, pourquoi pas, si on peut aussi dire les gars…

-       Alors, allons-y pour les filles et les gars ! Au fait, Juliette, je voulais te prévenir, tu as eu de la visite ce matin, à l’embauche, le boss t’a cherchée, j’ai dit que tu venais un peu plus tard, que je t’avais demandé un service, un document à passer chercher chez un client, je l’ai le document, ne t’inquiète pas, mais ne dis pas autre chose, ne me fais pas passer pour un menteur, tu n’as jamais été en retard.

Elle plonge le nez dans son dossier. Ses yeux s’enfoncent dans son visage soudain tellement pâle qu’ils en paraissent presque noirs.

-       Je ne sais pas qui c’est, mais ne te mets pas martel en tête, le boss a discuté un moment avec lui, il lui a fait bonne impression, il lui a proposé de revenir quand il aurait moins de boulot, pour boire une mousse. Là, il est parti, aussitôt, s’il revient, pas sûr que ce soit pour toi.

-       Parce que vous ne le connaissez pas…

-       Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Tu te mets à marmonner maintenant…

-       Rien, je disais, on verra.

-       C’est vrai que vu la tête que tu as aujourd’hui, je ne sais pas ce que tu fais de tes nuits, Juliette.

-       Oh, là, tu la laisses, ou tu vas avoir affaire à moi, tu la veux, ta plainte pour harcèlement...

Éclats de rire. La porte se referme. Elles se replongent toutes les deux dans leurs dossiers, Géraldine guette d’un œil du côté de Juliette dont le teint frise la couleur des feuilles qu’elle fixe obstinément. Elle ne tiendra pas longtemps à ce rythme. Mais pour l’instant, il vaut mieux se taire, se concentrer sur son travail, laisser passer on ne sait quoi, mais de toute façon on n’apprendrait rien pour l’instant dans son état. Deux bonnes heures de travail en silence, et ce sera déjà plus facile.

 

-       Tiens, le soleil revient, le ciel s’éclaircit ! Si on zappait la cantine pour aller se prendre une salade en terrasse ?

Juliette lève ses yeux vitreux du dossier dans lequel elle tentait de ne pas se noyer. Elle les pose longuement sur Géraldine, attrape son sac à main et son imper et lui fait signe qu’elle la suit.