Il fait frisquet, ce matin, le long des berges du Clain, la brume donne aux grands saules qui en émergent des silhouettes de fantômes. La rue des quatre roues n’est pas encore sortie de son sommeil, seul Jojo le clodo déambule de poubelles en containers, des sacs Leclerc à la main. Dans le quartier, la récolte n’a pas été très fructueuse ce matin, un réveille-matin d’un autre âge, quelques nippes échappées au tri collectif et une brassée de livres pour Diogène.

Diogène, c’est son pot’, son inséparable. Diogène, ce n’est pas n’importe qui. Sous ses airs de clochard à la tignasse hirsute, aux vêtements informes, c’est un Monsieur, un vrai. C’est lui qui a permis à Jojo de s’élever dans la hiérarchie sociale en le nommant responsable du secteur livres. Secteur implanté dans le fond du garage devenu leur lieu de vie depuis qu’ils se sont sédentarisés là grâce à la générosité de Madame Laurence.

C’est elle aussi, Madame Laurence, professeur de lettres à la retraite, qui alimente la bibliothèque et qui parfois, également, enrichit leur menu de produits issus de son potager et d’œufs de son petit poulailler. Il est vrai que Jojo ne rechigne jamais à lui rendre service à présent qu’elle peine à entretenir son jardin. C’est encore elle, qui en riant, a surnommé son potGaby, Diogène.

Diogène, parce que, a-t-elle dit, il sait se satisfaire de peu, se nourrir de peu, se contenter d’un carton d’emballage recyclé en guise de lit et faire de beaux discours. C’est un véritable philosophe, a-t-elle affirmé. D’ailleurs chaque soir avant de s’endormir, on l’entend qui marmonne dans son duvet : « Plus heureux que Diogène le Cynique dans sa jarre, c’est moi le Diogène des quatre roues… »

A présent, Jojo presse le pas, l’humidité pénètre son blouson trop mince, il a hâte de regagner le garage, leur « tanière » pour retrouver Diogène, faire chauffer le café et manger les croissants périmés que le boulanger du marché Notre Dame lui a réservés comme à l’accoutumée.

Avant cela, il doit cependant vérifier si le type qu’il a découvert ce matin, endormi dans le bosquet, juste à l’aplomb de la rivière, dort toujours. Même s’il n’a pas pour habitude de se préoccuper de son prochain, ce jeunot au visage livide l’intrigue. Probablement un fils de bourge, un étudiant, qui, après avoir passé la nuit du bizutage à boire, est venu cuver son vin à proximité de leur garage. Encore un qui est incapable de descendre une chopine sans être rétamé. Ce n’est pas comme lui, Jojo, qui commence sa journée au rouge afin de se mettre en jambes avant d’entreprendre la tournée des poubelles.

A présent que le jour est tout à fait levé, Jojo se rend compte que ce jeunot l’a échappé belle. Quelques pas de plus et il se retrouvait à la flotte. Par ce froid de canard, ça l’aurait plutôt saisi ! Un fait divers de plus et à quelques mètres de leur sweet home, bonjour les emm… en perspective. En fait, il a la baraka, cet imbécile ! C’est pas le tout, il faut le réveiller, il va attraper la crève. Ses fringues sont déjà tout imbibées. C’est malheureux au prix qu’elles ont dû coûter ! 

 

Quelques coups de pied bien ciblés dans les fesses du bel endormi parviennent à en extraire quelques grognements puis quelques jurons avant qu’il ne consente à entrouvrir à demi un œil qui finit par s’arrondir de stupéfaction à la vue du clochard penché sur lui. Avec force grimaces, il parvient à s’asseoir.

« Alors, ça y est, mon gars, t’ouvres l’œil ? Tu t’décides ? T’as voulu noyer un chagrin d’amour ? Une dette de came ? Tu n’veux pas me répondre ? C’est pas grave ! Garde le motif pour toi, j’suis pas curieux, moi, et puis…moins on en sait, mieux c’est. La vie m’a au moins appris ça ! Tu vois que j’suis philosophe. Comme mon potDiogène. Amène-toi dans not’ crèche, on va s’faire un café, un p’tit coup de gnole là-dessus, ça va te requinquer. Allez, ne m’fais pas cette tronche, à ton âge, on a l’avenir devant soi et puis regarde : Le soleil revient, le ciel s’éclaircit ! »