C’était un soir d’été, vers la fin de la saison, cela sentait déjà son automne, quand les vignes commencent à roussir, que les grappes gavées de suc ont le ventre ballonné prêt à éclater.

Toute la journée ils avaient accompagné les vendangeurs qui effectuaient la première cueillette, afin de se préparer à la proclamation des bans de vendange.

Il manquait du monde, leur père lui-même n’était pas là, et l’ambiance qui d’habitude présidait à ces premières heures de travail ne semblait pas vouloir se dessiner.

Il s’en souvient bien, ils étaient sur la treille du chapitre, Léon les employait régulièrement.

À l’heure de la pose, les hommes s’étaient isolés, les enfants dans leur coin rigolaient :

-        Ils chopinent et ils ne veulent pas de nous dans leurs jambes, car après ils seront soûls.

Et de rire à s’en taper sur le ventre.

Pourtant, ils ne décelèrent nulle présence de la bouteille qu’il se passait habituellement de main en main, avec laquelle ils buvaient à la régalade.

Ils mangèrent en silence l’air grave, puis tout le monde s’endormit d’un sommeil réparateur.

En fin de journée ils étaient ivres de fatigue, le visage comme des figues cuites au four.

-       Vous deux là, oui vous deux, restez là, je vous ramène à la maison. Vos parents sont trop occupés, vous allez rester coucher chez nous.

Aucun autre mot ne fut prononcé et jamais ne serait prononcé, ils furent bien traités, la Bertonne comme l’appelait son mari, se chargeant de les occuper : nettoyage du jardin avec une raclette, curage de l’étable, ou dormaient deux laitières. S’y ajoutait le ramassage des œufs, ceux qui sont pondus dans la cabane des poules et ceux qui sont semés un peu partout sous les bâtiments.

Ils ne comprenaient pas bien ce que leurs parents pouvaient avoir de si important à faire pour les laisser ainsi en dépôt chez leurs voisins.

Mais c’étaient des enfants qui s’amusaient d’un rien, prenant à cœur les tâches qu’on leur confiait, cherchant toujours à se rendre utile.

Chaque jour ils entendirent sonner les cloches, à ce signal tout le monde se signait.

Ils s’étaient installés dans une forme de vie routinière, jusqu'à ce matin ou descendant de la soupente où ils avaient dormi comme des loirs, roulés en boule l’un contre l’autre, ils furent surpris de découvrir un homme assis en bout de table. Ils n’osaient pénétrer dans la pièce, intimidés par cette présence, encore tout ensommeillés, les cheveux pleins de brins de foin et le visage bouffi.

-       Avancez donc, ne va point vous manger, votre bol de soupe est chaud.

Il n’allait peut-être pas les manger, mais avait bon appétit, avec Léon ils dévoraient de larges tranches de lard accompagnées de pois et de grosses tranches de pain bis. Et comme on était dans la maison d’un vigneron, les verres n’étaient jamais vides, la Bertonne y veillait, leur versant de ce merveilleux blanc chablisien spécialité de la maison.

Ils avalèrent leur soupe et leur crouton de pain, ils n’auraient jamais osé l’avouer, mais elle était bien meilleure à la maison.

De temps à autre l’homme levait les yeux et les détaillait avec des manières de maquignon pour finalement se tourner vers Léon en soupirant.

-       Une sauterelle et un hanneton qu’veux tu que l’on fasse de cela ?

-       Et les autres ?

-       Oh, les ont mis un peu partout chacun a fait son devoir reste plus que ces deux-là !

Bertonne qui jusque-là se tenait coite, manifestait son trouble en tirebouchonnant nerveusement son tablier.

-       Si, je dis bien si y a point de contradiction, moi qui n’ai pas eu de fille, sauf votre respect, monsieur le maire, moi j’garderais bien la petite.

Le maire termina son verre, le reposa, fit claquer sa langue.

-       Y a en point ma Bertonne, y en a point !

Le sort était jeté. Et la charrette l’emporta.

***

Il est aujourd’hui, bien âgé, en repos chez sa fille après une sale grippe ou une bronchite va savoir et il trouve très agréable de se laisser chouchouter, et d’avoir du temps avec ses petits-enfants pour leur raconter sa vie.

C’est qu’il en a à dire et qu’il en a beaucoup dit, mais avec les petits il a restreint son histoire, il n’est pas là pour les effrayer.

Il n’a plus la notion du temps, qu’il soit passé ou à venir, comme une pendule dont les poids se sont posés sur le sol, et dont le balancier est là immobile oubliant sa fonction passée.

Il n’arrive plus à visualiser son père ni sa mère, ni même son frère, ni son village il sait juste dire, c’est vers l’est, c’est loin, c’est le pays du vin blanc.

Pour ses petits-enfants pas besoin de chercher des quantités de récit, ils veulent juste l’entendre raconter sa rencontre avec les Sioux, jour mémorable où il fut capturé et scalpé, par cette tribu.

Ou cette aventure elle aussi effrayante, lorsqu’il était guide de chasse en Afrique et qu'une mère éléphant les avait chargés son client et lui car ils se trouvaient entre elle et son petit.

***

Il conduisait le charriot de queue dans un convoi de colons là-bas dans l’Ouest américain quand l’essieu de celui-ci s’était rompu.

L’endroit était magnifique des arbres immenses, des gorges étroites ou coulait un torrent. Sûr de son adresse à la carabine il avait dit au chef de convoi d’aller se mettre à l’abri avec les femmes et les enfants et tout leur attirail. Lui, prétendait ne craindre que les ours, les grands les bruns, des monstres toujours affamés.  Mais quand vous avez tenu les rênes toute la journée difficile de résister et il s’était endormi. Là pour transir un peu plus son auditoire il poussait de grands cris, effet garanti ! Et encore ajoutait-il à cet instant, je suis seul, eux ils étaient toute une bande impossible de les compter tant ils sautaient comme des sauvages.

Pas le temps de se saisir de sa carabine, qu’il est déjà pendu par les pieds, - là j’ai vraiment eu la gorge sèche, essayez un peu d’avaler avec la tête en bas. Ils étaient là à me regarder pas l’air trop méchant, mais on sentait que la situation était tendue. Ils ont dansé en agitant leurs tomawaks.

Vous imaginez bien que le sang me montait à la tête, j’avais l’impression que les yeux l’estomac et le reste allaient me sortir du corps.

L’un d’entre eux s’étant approché de moi, m’a saisi par la chevelure, que j’avais alors fort longue, il a tiré très fort pour m’immobiliser.

Plus un mot plus un bruit à cet instant du récit personne ne peut plus déglutir, on sent bien que l’on touche au tragique. Un autre est venu l’aider, ils ont commencé à me découper le cuir chevelu dans le dessein de s'emparer de mon scalp. Cette fois c’est moi qui ai commencé à hurler, et ni une ni deux il se remettait à hurler, certains spectateurs commençaient à pleurer.

Le sang me coulait sur le visage, je toussais, je crachais, je gigotais pour leur échapper tant et si bien que la sangle qui m’attachait les jambes s’est rompue et que je me suis ramassé tête dans la poussière. Aussitôt remis debout, prêt à m’enfuir, j’eus la surprise de les voir partir en courant complètement terrorisés. Ma toison capillaire me pendant dans le cou, le sang me coulant sur le visage ils avaient dû me confondre avec un esprit vengeur, ces gens-là sont superstitieux.

Il faut reconnaître qu’avec sa fougue il avait de quoi enflammer son auditoire. Pour ses petits-enfants, le résultat était le même : silence et bouches ouvertes, voire quelques cris d’horreur.

Il enchainait très vite sur l’Afrique sans bien se donner la peine d’expliquer, comment il était passé d’un continent à l’autre.

Même mise en condition avec les cris des animaux, le bras agité devant le visage pour représenter la trompe de l’éléphant.

À cette époque, rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d’avoir eu l’occasion de visiter un zoo, et d’y avoir rencontré un éléphant en chair et en os.

Lui racontait que lors d’une chasse, alors que son client s’apprêtait à tirer une grande femelle aux défenses impressionnantes, la situation avait dégénéré.

Tout semblait se dérouler pour le mieux quand l’animal s’était mis à agiter ses oreilles en levant la trompe vers le ciel émettant des cris déchirants. Elle grattait du pied en regardant dans notre direction.

-       Cet empoté de chasseur aurait dû tirer depuis longtemps, mais tétanisé par le spectacle, il tremblait incapable de se ressaisir.

C’est alors qu’ils avaient découvert qu’un éléphanteau se trouvait derrière eux et que l’éléphante devait être sa mère.

Ni une ni deux, il devait sauver son client, il s’était levé avec pour idée de chasser le petit en direction de sa mère. La manœuvre réussit bien au-delà de ses espérances, mais ayant suivi l’éléphanteau, il se retrouva tout à coup devant la mère qui l’envoya rouler dans les broussailles d’un coup de trompe rageur. Quand il s’était relevé son œil était définitivement fermé.

Quand il rentrait à la maison après ces heures de gloire la tête bouillonnant de ses aventures, sa femme le recevait en disant : - T’as encore fait ton fier-à-bras et t’as beaucoup bu. Je sais que tout cela te turlupine, mais tu sais bien que tout finit par s’oublier alors, laisse filer.

Il n’en avait pas du tout envie, lui, il désirait savoir ce que ses souvenirs refusaient de lui dire. Ces deux aventures étaient tout ce qui lui restait. Il le savait bien qu’il n’avait jamais été en Amérique ni en Afrique.

Scalpé, oui, cela c’était la vérité, quand vous avez quinze ans, et que l’on vous confie un attelage et que vous êtes seul dans un pré !

Il avait lancé l’attelage au galop alors qu’il tirait une rateleuse. Assis sur le siège de fer sur lequel il rebondissait telle une pomme dans un panier, peut-être à cet instant rêvait-il qu’il était poursuivi par les Indiens. Ils allaient si vite, que lorsque la roue heurta une pierre il fut éjecté, passa sous la machine, les dents du râteau lui arrachèrent le cuir chevelu. Nulle gloire là-dedans, juste de la souffrance. Il était rentré en courant le visage ensanglanté et hurlant. On lui avait arrosé la tête avec du marc, il s’était évanoui sous l’effet de la douleur. Puis on lui avait enveloppé la tête d’un linge propre pour attendre l’homme qui devait lui poser des agrafes comme il le pratiquait pour les animaux.

Quelques semaines plus tard, personne ne s’occupant de lui et ces fichus morceaux de métal commençant à lui tirer la peau. Sans hésitation il avait entrepris de se les enlever seul avec des tenailles devant un minuscule morceau de miroir trouvé, on ne sait où, personne ne lui en avait jamais reparlé.

Pour son œil mort et blanc, nulle rencontre avec une mère éléphant, c’est évident. Chargé d’assurer l’approvisionnement en bois de la cuisinière, il devait en fendre régulièrement avec une cognée. Le manche de l’outil était gros comme son bras, le poids de la lame lui coupait le souffle.

Un matin qu’il fendait des branches de têtards dures et noueuses un éclat était venu se ficher dans son œil, là encore, la goutte de Marc l’avait brulé et aggravé le mal, son œil ne s’était jamais complètement remis.

Quand le fils avait succédé à son père à la tête de l’exploitation, il lui avait annoncé que sa promise avait un frère et qu’il n’y avait donc plus de place pour lui.

Monté à Paris, sa mémoire avait fini de s’éteindre, il ne parlait plus que d’un frère qui entra dans la légende comme celui qui était parti pour l'Amérique.

Il pensait l’avoir aperçu lui disant au revoir lorsque la charrette l’avait emmené, il agitait la main disait-il, à cet instant, nous ne savions pas que nous ne nous reverrions pas.

En réalité, ce n’était pas un frère qui avait agité la main pour lui dire au revoir mais sa sœur.

Tout finit par s’oublier soit, mais la femme qu’il a choisie pour épouse porte le même prénom que sa sœur : Marie-Louise.