En musique, nous évoquons les rythmes binaires ternaires, il est question de musique à trois ou quatre temps. Moi en ce moment je commence à me demander à quel rythme je mène ma vie ou que la vie me mène et dans tout cela, que devient mon existence.

Désormais repose sur moi un ensemble de charges diverses, comme d’assurer la gestion du restaurant, continuer de rendre visite à Mo, gérer mes intermittents.

Parallèlement, d’essayer d’avoir quelques bribes de vie privée, et de poursuivre ma recherche des enfants, c’est beaucoup pour une vie d’homme.

Pour ce qui est de Mo et de sa situation, ce qui m’étonne, c’est qu’An Binh sait que je connais son état et son hospitalisation. Elle a compris que je vais le visiter, mais sans que jamais nous ne soyons parvenus à en parler. Nous nous comportons comme s’il n’en était rien, c’est un peu ridicule comme attitude, mais nous ne sommes pas encore parvenus à aborder le sujet. Ce n’est pas le fait que Mo soit malade qui nous bloque, je suis persuadé que c’est la question de sa mort latente qui nous taraude. Actuellement, nous jouons sur les ambiguïtés, il est juste absent, il va revenir, il reviendra, mais, que se passera-t-il s’il vient à décéder ?

Quand je me rends à l’hôpital, je continue de lui raconter toutes mes journées comme s’il était mon mentor, tant en ce qui concerne ma vie privée, que pour les problèmes posés par le resto, autant pour les questions concernant les travaux, que sur la gestion du quotidien. Par exemple du fait qu’An Binh s’éloigne tout doucement se déchargeant sur moi de tout ce qui lui pose problème.

L’arrivée du maçon italien n’est pas pour rien dans son attitude, elle veille sur lui comme une mère poule. Depuis qu’il est là, ils ne se quittent plus, il s’est mis à la cuisine asiatique lui servant de second. Tous ces changements provoquent quelques rires derrière son dos, pour moi, cela me complique la tâche, car elle me délègue de plus en plus de responsabilités, dans le même temps cela me fait plaisir pour elle de la sentir heureuse.

Je lui explique que notre clientèle s’est un peu élargie et que nous parvenons à équilibrer les comptes, enfin, certaines semaines. Que nous ne sommes plus en situation de terminer les chantiers faute d’argent. Qu’il ne restait que les peintures à entreprendre dans le petit appartement au-dessus des cuisines, et qu’il a fallu se résoudre à laisser ces travaux de côté en attente de jours meilleurs. En attendant c’est là que dorment nos intermittents.

Ceux-là, pas facile de les tenir en main, j’ai dû dormir sur une banquette pendant une semaine pour savoir, lequel d’entre eux venait vider les chambres froides la nuit venue. Une vraie déception qui a porté un coup sévère à mon discours sur la confiance. Quand j’ai allumé, ils étaient là comme deux andouilles, gênés et confus de s’être fait prendre, prêts à partir avec leurs sacs de victuailles. Dansant d’un pied sur l’autre, ne sachant comment expliquer leurs comportements, ils faisaient pitié. Avec le bruit que nous avions provoqué, nous avons réveillé toute la bande qui dormait à l’étage, et tout le monde s’est retrouvé dans la salle.

Je n’ai pas eu à intervenir, sauf pour les protéger d’une raclée annoncée, le groupe a tranché pour moi, excluant nos deux voleurs pour trois mois avec obligation de rembourser les détournements faute de quoi l’éviction deviendrait définitive. Après leur départ, distribution de bière pour tout le monde et au lit, demain matin nous avions de quoi nous occuper.

Je lui parle aussi de Rebecca et de sa mère, là je m’exprime à voix basse, j’aimerais qu’il me conseille, car dans cette affaire je ne sais pas trop comment me comporter. Une vie commune nous apporterait des éléments de réponse et certainement de bonheur, mais la formule ne me convient pas. Pour le moment, je revendique un minimum d’emprise sur ma vie, pourtant la solitude me pèse de plus en plus.

La soirée argentine a remporté un vif succès, tout le monde a voulu visiter nos nouvelles installations, tant la plonge que la cuisine, et nous avons eu droit à beaucoup de compliments, nous étions ravis.

L’animatrice de soirée avait retrouvé sa somptueuse coiffure, mis du bleu à ses yeux, un maquillage irréprochable qui masquait très habilement les désastres causés par les drames qui l’habitent. Elle avait surtout recoiffé sa crinière de lionne et comme cela on la retrouvait bien.

Elle est venue me remercier, pour la soirée, mais aussi de lui avoir déposé son cahier dans sa boîte aux Lettres. Je me suis bien gardé de lui expliquer que je l’avais au préalable examiné avec beaucoup d’attention, relevant numéros de téléphone et adresses dont la sienne.

Ce mystère des enfants disparus me crève le cœur, j’ai si peur que quelqu’un ne leur fasse du mal, et quand je dis quelqu’un je pense à elle et à ses sbires, mais le danger peut tout aussi bien venir de ceux qui ont tué mon ami Fred, un drame qui continue de me poursuivre.

Pourquoi faut-il que les guerres et les révolutions s’acharnent sur les femmes et les enfants, les maltraitant, les mutilant, les tuant comme s’ils n’avaient pas d’existence réelle. Leurs bourreaux ne se contentant pas de cela, qui après leur avoir volé leur vie veulent aussi leur interdire un avenir dans lequel ils pourraient témoigner de leurs actes. D’après ce qu’a raconté Roxanne et qui nous a été confirmé par tous les témoignages que nous avons pu lire Rebecca et moi, leurs comportements étaient hors de l’entendement.

Bien que je ne puisse accepter ce qu’elle a entrepris il y a une partie de ma conscience qui l’excuse de ses actes.

Il faut être très fort, être dotée d’une conscience solide pour ne pas vouloir se lancer dans une vengeance destructrice et accepter de ne pas étrangler ses tortionnaires de ses propres mains.

Peut-être est-ce le fait d’avoir été entrainé dans une entreprise de destruction massive organisée par la puissance publique qui a anesthésié l’entendement de ces individus et effacé les notions qui les instituaient êtres humains.

Dans ce contexte, l’autre n’est rien, il n’existe plus ni à leurs yeux ni aux yeux du monde. Le fait d’avoir été capturé a effacé les marques de ce qui lui donnait le statut d’être humain : homme ou femme pouvant posséder une existence propre.

Cette construction de mise à distance devant, dans leurs esprits tordus, leur donner le pouvoir quasi magique de se mettre hors de cause, leur assurant l’impunité, en fonction de quoi tout était permis.

Ce sont les bases de cette équation qui nous interdisent toute vengeance personnelle et sauvage. Si je me comporte comme l’assassin, je deviens moi-même un assassin et je perds ma place dans la chaine des générations, c’est à l’État d’appliquer la loi et de punir, pas aux victimes.

Les médecins luttent jour et nuit dans les hôpitaux, que ce soit à Saint-Louis pour sauver le pauvre Mo, ou ailleurs pour des milliers de personnes, alors que dans de nombreux endroits de la planète on n'hésite pas à massacrer et à détruire. Pourtant, est-ce une raison pour renoncer, si nous échouons aujourd’hui, il faudra recommencer demain, ou d'autres prendront la suite.

Chaque fois que je m’éloigne de la zone rouge, les évènements m’y reconduisent un peu jour après jour. J’éprouve des difficultés à dormir, mais aussi à me nourrir, mon corps n’accepte plus la nourriture qu’avec parcimonie, et ne parlons pas de la boisson.

Il me reste l’herbe, qui m’endort et me procure des nuits sans cauchemar ou presque, comment voudriez-vous avec tout cela qu’une femme entre dans ma vie.

L’argent est devenu ma préoccupation dominante la banque menaçant chaque semaine de nous couper les vivres. Je pense argent, je mange argent, je passe la moitié de mes nuits à rêver argent, je travaille comme un fou pour faire rentrer l’argent. Pourtant, je dois avouer que le résultat n’est pas probant, c’est que, désormais nous nourrissons gratuitement, presque autant de personnes que nous recevons de clients. La situation est si critique qu’il va falloir envisager la fermeture au moins partielle de notre service et si nous fermons, nous savons pertinemment que nous ne rouvrirons pas.

Je tente un dernier geste de survie et je téléphone à l’assistante de l’avocat de mon Américaine, en espérant que de ce côté-là, on puisse obtenir une avance qui nous apporterait une bouffée d’air.

Le contact est très froid contrairement à nos rencontres précédentes, je la sens tendue, nerveuse, un brin agressive, ce dont je ne manque pas de m’étonner.

     -  Notre cliente est repartie aux États-Unis, un peu choquée que vous n’ayez pas daigné donné suite à sa proposition.

-       De quelle proposition parlez-vous, je n’ai rien reçu !

-       Ne vous moquez pas de moi, c’est moi qui l’ai déposé chez votre concierge. Si le prix ne vous paraissait pas assez élevé, on pouvait en discuter, mais ne pas répondre pour faire monter le prix, c’est puéril. Vous avez tort, elle vous estime beaucoup, c’est une femme qui a du cœur, et sa proposition vous est très favorable.

 

Je ne sais que répondre, je balbutie - je pensais que vous reviendriez me rencontrer pour m’informer de la suite.

-       Une transaction a besoin d'un passage par une phase écrite, ce qu’a fait notre cliente. Vous n’avez pas l’air bien, ou je me trompe. Cette proposition vous l’avez lue au moins ?

-       Il faut que je vous avoue que je n’en ai aucun souvenir, même pas celui de l’avoir eue en main.

-       C’est bien ce que je pensais, vous n’allez pas bien, même, pas bien du tout ! Quand êtes-vous libre, puisque vous paraissez submergé de travail ?

-       Quinze heures chez moi, c’est bon.

Je vais dans les toilettes me plonger le visage dans le lavabo, je reste immergé quelques secondes le temps de laisser à mes neurones la possibilité de se remettre en marche. Où ai-je bien pu laisser ce courrier ? c’est quand même infernal de marcher ainsi à côté de sa vie.