« Je fais souvent ce rêve »……
« Je LE revois souvent ! les images arrivent sur moi le soir ou à midi, quand je viens de prendre mon café, je fais une petite sieste je suis dans le fauteuil ; comment dire ? Ça me commande ». Elle est assise sur le pas de la porte, la petite porte accolée à la grande sous le porche majestueux où autrefois, passaient les charrettes.
Elle songe au soir de l’automne, si doux et pénétrant, automne de la vie aussi ? Cette ferme, c’est la sienne. Elle ne l’a jamais vraiment quittée, sa vie s’est passée dans les roseaux des marais, la verdure, les petits ponts bossus, la barque qui glisse sur l’eau sombre, le bruit cadencé de la pigouille .
Elle songe à son mari ; elle LE voit ! Sa silhouette qui se découpe dans la barque sur le fond vert, l’anorak qu’il ne quittait jamais et les bottes, inséparables de son allure voûtée. Depuis qu’il est parti, le fils a repris la ferme ; il a suspendu le vêtement du père au vieux portemanteau de bois dans l’entrée. Une odeur très particulière, douceâtre et entêtante accompagne celui qui entre. L’odeur du marais, l’odeur du père.
Elle songe à ce marais qu’elle aime tant, cette douceur triste des soirs brumeux et aussi ces moments vainqueurs et joyeux de l’été, quand tout se fond dans une débauche de verts et de rayons de soleil filtrés par les eaux glauques. Le marais, c’est aussi l’automne, rude enveloppe à sa rêverie, comme ce soir-là.
Elle songe à ce marais qu’elle aime tant. Ses souvenirs se mêlent à la lumière surgie de la brume ; elle voit nuages et chevaux, nuit et aube. Une course devant ses yeux…
Des fenêtres amères et d’opaques soleils, l’hiver, la nuit glaçante, les nuages éteints galopant dans le soir. Chevaux ensorcelés par la brise endormie. Ils courent dans le froid des lendemains éteints et leurs yeux affolés conduisent leur galop vers l’étang miroitant au loin dans la prairie. Ils vont droit de l’avant, croyant trouver là-bas l’herbe, le sel, la vie, les pépiements joyeux des oiseaux du marais.
Et l’aube qui s’éveille. Le ciel est gris et tendre, la fin de leur voyage est là dans la rosée ; la brume du matin se lève, enveloppe le jour.
Comme on se réveille, elle revient à elle, assise sur la pierre qui était encore chaude de la douceur du jour. Maintenant elle est froide, devenue rugueuse, inhospitalière.
« Faut que je rentre, je vais attraper froid ! ». Quoique, personne ne l’attend ! la ferme est silencieuse depuis qu’il s’en est allé, l’homme à la veste de chasse et au vieil anorak. Cette odeur : son passage ici avec elle. Son cœur se serre, tout à coup, elle sent le poids de ses genoux, de son dos fatigué. Il y a en elle une douleur tranquille. Cette rivière endormie, c’était le flux de leur vie ; comme si elle traversait leurs corps endoloris par le travail. Les nuages, chevaux galopants, passent devant ses yeux.
Elle serre son châle croisé sur sa poitrine ; de ses mains noueuses, elle referme la petite porte puis le grand portail ; bruit de ferraille, crissement de la rouille.
Dans le soir qui tombe, elle voit arriver vers elle – elle a encore de bons yeux – le petit chat joueur de la dernière portée. Il gambade à sa rencontre, encore un peu maladroit sur ses hautes pattes fines de chat adolescent. Il vient frotter de son museau ses jambes fatiguées : il la marque d’effluves amicales. Il ronronne à tort et à travers, « comme une batteuse » pense-t-elle, et elle rit, son cœur s’allège par cette petite présence. Enfouis dans les songes les nuages-chevaux des idées sombres ! C’est comme l’aube se dit-elle.
« Allez ! mon Minou ! on va à la soupe ! » Demain, les petits enfants viendront ; il y aura de l’espoir, des rires et des cris ; un gâteau dans le four, du cidre sur la table.
Un autre jour viendra, la vie recommencera.
Les petits enfants sont venus, avec leurs cris et leurs rires ; croustillante la tarte aux pommes, pétillant le cidre. Les enfants de sa fille Jeannie la petite Héloïse et Cédric 8 ans.
Jeannie habite dans le bourg, à quelques chemins creux de la ferme ; un pavillon « moderne »,tout confort, pourvu d’un vaste séjour et d’une mezzanine où Cyril, le mari de Jeannie a installé son bureau pour « faire ses papiers »; il est artisan plombier dans une petite entreprise du voisinage.
Aujourd’hui, c’est Halloween, la fête des masques comme on disait dans le marais depuis le Moyen-Âge . Juste avant la tristesse de la Toussaint et du jour des tombes, de gentils petits masques parcourent la campagne; ils se veulent terrifiants mais c’est pour rire ; chacun le sait, même Cédric qui s’est déjà costumé .
Les voilà à sa porte. Thérèse, la dame du marais est dans sa cuisine, la cloche du petit portail vient de tinter ; elle regarde l’heure au vieux carillon contre le mur de pierre. Il est 17h et elle n’attend personne ! Le chat sur ses talons, elle traverse la grande allée bordée des rosiers fatigués par l’automne. Elle entr’ouvre le petit portail, celui devant lequel elle avait songé l’autre soir ; elle entr’ouvre seulement, on ne sait jamais... quand on vit seule !
Elle est face à trois masques : la plus petite de l’âge d’Héloïse, dans les quatre ans, petite citrouille rousse bien joufflue, jupe-ballon orange, fichu orange sur ses cheveux bouclés ; elle rit d’un air malicieux, un peu embarrassé aussi. Ce doit être son premier Halloween. Elle serre fort la main d’une adolescente très mince et pâle qui porte un immense chapeau pointu, chasuble-toile d’araignée et grand balai, aussi rousse que la petite.
Thérèse reconnaît les filles de la ferme voisine, celles de Désiré qui vient lui « prêter la main » à la ferme depuis la disparition de son mari. Elles se trémoussent, chantent à toute allure une comptine où il est question de bonbons et de gâteaux et du diable qui se vengera si on ne donne pas!
Derrière la gentille sorcière se profile une ombre très noire et très haute, compacte ; apparition vêtue d’une cape sombre qui lui tombe jusqu’aux pieds, la tête encapuchonnée, le visage d’un masque affreux, visage squelette bouche tordue, orbites béantes. Dans le soleil si doux de cette après-midi d’automne, ce masque de Scream fait surgir la mort et l’effroi.
Le spectre porte des gants noirs aux ongles rouges et crochus ; il pose sa main sur l’épaule de la sorcière. UN LONG CRI SINISTRE, un ricanement diabolique troue l’air si doux et roule en cascades mortelles.
Pour Thérèse c’est la panique ; son estomac se contracte, sa gorge se noue... l’Effroi, la Mort passent devant ses yeux ; les chevaux fous de son rêve, l’autre soir sur la pierre du petit porche. Comme elle se sent fragile et vulnérable depuis que la mort a frappé sa vie. Elle tremble, détourne les yeux du spectre ! Le noir ! la douleur si vive comme une menace, la douleur à hurler l’arrachement d’une plaie que rien ne referme !... la cloche du glas, le cri de la chouette dans le grand sapin... Présage de mort, dit-on ici !
Vu la stature, ce doit être un homme, un jeune homme pense-t-elle,un peu revenue à elle, un homme comme si L’Enfer ne pouvait être un visage de femme ! Elle atterrit après cette incursion inattendue dans sa douleur auprès de ces enfants-là si lointains de son trouble.
Les deux filles reprennent leur chanson et tendent leurs petits paniers déjà garnis de bonbons et de monnaie, mais elles ont cessé de rire ! le long cri du fantôme les a glacées elles aussi ; la gentille sorcière retire la main gantée de dessus son épaule. Elle pose son balai à terre, se retourne et d’un coup sec tire sur la capuche vers l’arrière. LE MASQUE TOMBE. C’est le frère aîné des deux rousses, aussi brun de cheveux et blanc de peau que le fantôme.
La dame du Marais le connaît bien ; il est apprenti dans l’entreprise où travaille son gendre ; elle l’a déjà vu chez Jeannie un jour ou elle gardait les petits ; il était venu aider Cyril à la plomberie de la cuisine ; un si gentil garçon!
Elle gronde, soulagée : «On n’a pas idée de me faire une peur pareille ! On n’a pas idée de faire des farces pareilles ! ». La petite citrouille pioche dans le panier et dèpapillotte un bonbon à grand bruit. Les deux aînés ont bien perçu le changement d’atmosphère…. Le fantôme est tout confus…
« Puisque c’est comme ça,vous n’aurez pas de bonbons ! » Mais elle cherche dans la poche de son tablier de la monnaie ; elle réunit une poignée de petites pièces et la déverse dans le panier de la sorcière. « Il doit y avoir à peu près deux euros ; vous achèterez quelque chose, ça me portera bonheur.» Les pièces teintent dans le panier. Le garçon, qui n’a pas remis sa capuche répète : « On vous a fait peur ! »
La Dame du marais referme sa porte, encore émue de cette rencontre. «J’ai eu peur comme une gamine ! qu’est ce que je suis sensible en ce moment », se dit-elle. Les trois masques dépassent le porche et disparaissent dans la lumière blonde du soleil couchant.
« Je me suis perdu ! Je ne comprends pas ! » Manuel arrête sa voiture devant le porche de la ferme isolée, entourée de champs de vigne. La vendange est passée depuis deux bons mois ; ne subsistent des ceps que des ramures entortillées où se balancent çà et là quelques feuilles à demi desséchées, épargnées par les premières gelées ; il a gelé très tôt cette année.
«Je ne comprends pas ! C’était bien au bout du chemin la ferme des Frérot ; les rouquins comme on les appelait. A l’heure de la récréation, Dieu sait comme on a pu courir aux gendarmes et aux voleurs ! »
Le grillage qui séparait la cour de la maison du maître servait de borne à nos jeux et les ballons égarés rebondissaient dans le potager de Madame Duleu ; on se cachait, morts de rire quand elle sonnait, furieuse, à la porte de l’école.
Les rouquins étaient devenus pères de famille ; il en avait eu quelques échos ; l’aîné Lucien dit Lulu avait repris la ferme, rénové la maison, créé des chambres d’hôtes.
Gros conflits familiaux avec les parents lui avait-on écrit. L’image de sa femme dont il s’était séparé l’année dernière surgit, très blonde, riant aux éclats dans le soleil. C’était en Bretagne, la crique et ses rochers affleurant l’eau...
«Mais qu’est ce que je fais au lieu de chercher, je rêve ! C’est vrai que je ne suis pas pressé ! Ce soir : relâche ! Pas de concert ! Le dernier à Blaye ; concert de clôture d’un stage dans la citadelle majestueuse qui domine l’estuaire ».
Manuel enseignait la direction d’orchestre au Conservatoire de Lyon après avoir débuté une carrière de violoniste qui l’avait mené aux quatre coins du monde avec de grands orchestres. Léna, sa femme était aussi violoniste ; il l’avait rencontrée au Japon, dans une tournée commune ; aussi blonde que lui est brun, il l’avait emmenée dans son bordelais natal et dans ce marais qui lui était si cher. La famille de Manuel, des Espagnols repliés sur la France durant la période franquiste, y avait trouvé refuge ; son père y avait monté une petite entreprise de maçonnerie. Manuel avait vu le jour dans ce petit village reculé du marais prés de Marans. Les frérots étaient ses inséparables depuis la maternelle et quand Manuel était entré au collège, en internat au loin, la séparation avait été difficile.
Puis il les avait oubliés, occupé par sa nouvelle vie; c’était encore l’époque où les internes ne retrouvaient leur famille qu’aux vacances. La musique était entrée dans sa vie sans coup férir et avait recouvert sa vie d’enfant d’une manière assez inexplicable. Qu’est-ce que cet oubli qui parfois nous prive pour longtemps ou pour toujours de nos richesses et de nos bonheurs passés ?
Et voilà qu’à cet âge de la vie où la cinquantaine vient l’interroger, il se souvient ! Des images remontent, se frayant un chemin à travers les strates de son histoire. Une photo de classe où on le voit, encadré des deux rouquins, assis, le tablier impeccable, la raie bien droite sur le côté, raides et sérieux ; mais Claude le cadet a le sourire en coin, un épi de cheveux indocile échappé à la brosse maternelle. Ce qu’ils avaient pu rire tous les deux, les bêtises n’étaient jamais bien loin avec lui !
Il était venu seul, retrouver ce village et ces gens oubliés. « Le retour au pays, pense t-il, voilà que je ne suis pas fichu de m’y reconnaître ! » Des images se croisent pêle-mêle, se juxtaposent, volent de toute part : le petit pont bossu qu’il vient de franchir, une rue de gratte-ciels, son premier chien dans la maison de ses parents, un dédale de ruelles en Sardaigne… Et pourtant, c’était bien là après le pont bossu ! « Mais à droite ou à gauche ? C’est ce lotissement qui me trompe ! Il n’y était pas autrefois, évidemment ! L’église est toujours là, je l’ai bien reconnue avec son porche roman ! » Mais le petit enfant qui avait vécu là avait plutôt conservé des images vagues d’eaux dormantes et de verdure ; des sons lui revenaient, des murmures de conversations, des rires, des fous rires cachés derrière la haie, là ! Oui là ! En bordure du champ... Mais oui ! Le terrain de foot, les poteaux, et Claude dans les buts une vraie passoire, incapable de se concentrer, de se calmer. Il se voit, lui, en train de se préparer à tirer, fixant ce ballon qu’il faut maîtriser. Il ressent dans son corps la tension, puis la détente et la force qui propulse le ballon dans les buts. « Tout de même ! j’étais bon ! se dit-il avec un plaisir encore vainqueur, meilleur que Lulu le frère aîné de Claude ».
Soudain, un désir puissant de les revoir l’envahit et en même temps la crainte d’une déception possible. L’indécision qui l’égarait le quitte, il reconnaît le double porche si caractéristique, le grand portail à deux battants et la petite porte cintrée, juste à côté. Tout lui revient! C’est la maison du marais, la ferme de Thérèse et de son mari. « Il faut passer devant le porche, longer le chemin... la maison des rouquins, c’est au bout ! Voilà je suis arrivé ! »
« Tout finit toujours par s’oublier! » se disait-il en sonnant à la porte de la ferme. « Tiens ! ils ont changé le portail ! C’était un très vieux portail de bois vermoulu qui émettait un grincement caractéristique ». Cela n’avait pas échappé à son oreille de musicien. « Je l’entends encore ! Et non ! Tout ne s’oublie pas ! Ça se grave quelque part, comme le négatif d’une cire perdue. »
Sur le pilier de pierre, on pouvait lire : Les tilleuls Ferme auberge. Un dessin maladroit qui se voulait champêtre représentait la ferme au bout de son allée de tilleuls et le corps d’étable sur le côté.
« Ça au moins, ça n’a pas changé »se dit il. « Personne ! c’est long ! Je vais recommencer » Il se fit insistant et on entendit des pas pressés sur les graviers de la cour, des aboiements bourrus de gros chien et des cris d’enfant. « Ils ont toujours aimé les chiens ! » remarqua-t-il en revoyant le Farrou brun et blanc qui les accompagnait jusqu’à l’école.
Le portail s’ouvre. l’aîné des deux frères, peu changé en vérité, casquette bordée de cheveux frisés, flamboyant du plus beau roux.D’un même mouvement,i ls ouvrent les bras et s’embrassent,
« Ça alors ! Pour une surprise, c’est une surprise ! ». « Je ne t’ai pas appelé, je n’étais pas sûr de pouvoir passer ; je suis à Blaye où j’anime un stage », dit Mathieu précipitamment, avec une mauvaise conscience qu’il ne s’explique pas.
Déjà, Lucien l’entraîne, sans lâcher son bras vers la grande maison. Sur le pas de la porte, il s’arrête, se retourne. « Viens,je vais te montrer les chambres d’hôtes et le gîte ! Ce qu’on a pu bosser pour faire tout ça ! Mais ça valait le coup ! » Le chien et le petit enfant, une fillette à la bouille toute ronde semée de taches de rousseur ferment la marche. Lulu dit «c’est ma dernière ; j’en ai une autre de quinze ans, que des filles ! faut s’y faire ! Si je te dis qui est ma femme, tu vas tomber ! Tu te souviens d’Anne-Lise, on l’appelait la Lison, elle était chez les grands quand on était encore en dixième ! »
Mathieu sent une onde froide monter entre ses épaules, suivre son cou, comme lorsque en voiture, on rencontre un obstacle inattendu. Une montée d’adrénaline, quoi ! À toute volée lui revient ce visage oublié, ce corps mince dans une petite robe à fleurs, une démarche dansante qui se dirigeait avec assurance vers les tables de la grande section. pendant qu’eux, les petits, s’entassaient dans une mêlée bruyante aux tables du fond !
La première fille qui avait fait battre son cœur ! Son amour, sa chérie ! Lui,si timide, se défendait des moqueries de ses copains. La dernière année dans la petite école, un véritable calvaire, tant les moqueries avaient pris de l’ampleur. À cet âge le dédain et la raillerie sont à la mesure de la fascination et de la peur qu’inspirent les filles!
Le temps avait passé, la vie aussi mais cette annonce le bouleversait comme une trahison ;
« complètement bizarre ! », se disait il sans écouter un mot de ce que lui racontait Lulu. Et il allait la revoir, là, dans sa maison, maîtresse de son domaine, avec sans doute son air raisonnable et un peu moqueur comme autrefois ! Il se sentait tout à coup petit, démuni. Il allait falloir la revoir, l’affronter et l’apprivoiser cette petite divinité de l’enfance, celle qui l’avait tant troublé !
Cette histoire à laquelle il n’avait jamais permis de resurgir, même comme un éclair fugace expliquait peut être l’éloignement qu’il avait organisé autour de ces premières années. Anne-Lise ne le voyait pas, ne le connaissait pas, toute occupée ailleurs!
Il revint à lui. Sans doute, nul ne s’était aperçu de son malaise. Il tenta de se recentrer sur les explications que Lulu continuait à lui prodiguer.
Le chien jappait à la poursuite d’un mulot réfugié sous la baignoire dans une des jolies salles de bains du gîte. La fillette le suivait dans sa chasse, avec des bonds et des rires. La vie reprenait après cet « arrêt sur image ». On allait se diriger vers la maison. « Tu ne vas rien reconnaître, sauf Anne-Lise peut être ! », dit Lucien.
«Viens! Je passe devant! On va rentrer pour l’apéro!»
Mathieu suit son guide devant les marches bosselées qui mènent au vieux corps de ferme. La maison-mère» se dit-il . Revient le souvenir de la petite entrée si caractéristique avec en son milieu une double porte aux vitrages mordorés en relief; des culs de bouteille disait-on. Il revoit, il entend : un vacarme d’aboiements les accueillait quand ils revenaient du foot; une maison chaleureuse, ouverte aux amis des deux frères. Le goûter les attendait sur la grande table en bois brut, encore chargée des restes du repas de midi, assiettes salies, le grand plat de terre contenant encore la graisse figée d’où dépassaient des manchons de canard. Une odeur indéfinissable de soupe recuite et de chien mouillé remplissait l’air. Maintenant, on entrait directement dans un vaste séjour clair, cuisine ouverte, îlot central. «Comme dans les magazines» s’indigne Mathieu en lui même. Adieu la vieille porte aux carreaux bossus, adieu aussi cette odeur qu’il avait gardée quelque part dans le recueil olfactif de son enfance.
Tout rutilait; ça sentait le propre et ces discrètes et très présentes odeurs dites Parfum d’Ambiance.
Lulu, aussi volubile que dans le gîte, explique: « Tu comprends, d’ici on peut surveiller tout ce qui se passe au Gîte. Des fois, j’envoie les enfants pour qu’ils taillent la bavette avec les gens; les enfants, ça plaît toujours!
C’est fou ce que les gens sont sans gêne, ils ont vite fait de gâcher! Ils sont pas chez eux, ils sont chez moi! J’ai trimé pour les faire, mes gîtes !
Tout fait par nous, le frère et la femme, ils ont bossé! Tu verras à la déco, c’est Anne-Lise, on a tout fait ensemble! Tu te souviens, quand on était petits, je voulais faire fermier. J’ai commencé avec les terres du Papé, mais ça ne nourrissait pas son homme...ou sa femme; eh!eh !J’ai racheté sa part au frérot et on a tout fait! »
Mathieu se sentait complètement décontenancé, étourdi par tout ce verbiage, cette familiarité joviale. Une grosse présence expansive qui l’envahissait et le rétractait . Il aurait eu besoin de temps et de silence pour reprendre pied dans ce lieu familier. Lulu le prit par l’épaule et le poussa dans la pièce. Tout rutilait. « Monsieur Propre est passé par là » dit-il en s’esclaffant.
« Ou donc sont passés les meubles rustiques de chêne ciré? Et l’Homme debout qui lui avait inspiré des rêveries où il était question de Chouans, de cachettes et de poursuites? » se souvenait Mathieu.
Ils s’assoient dans le canapé d’angle - gris taupe bien sûr- . Le carrelage blanc est froid sous les pieds. Pas un bruit, plus de jappements.
« Et les chiens? » questionna t-il. « On les laisse dans le chenil depuis belle lurette! ça salit, ça va gratter les parterres. Elle est un peu maniaque la Anne-Lise et pas feignante, tu verras ; faut que tout soit impec! c’est pas pour rien qu’elle est infirmière; elle travaille à mi temps à la clinique ». Il continue son monologue.
« On a décidé de faire une piscine ! Encore un tracas à prévoir . C’est bien pour les hôtes, on changera de catégorie! Tu verras sur Internet, on est aux Gîtes de France! » ajoute Lulu avec fierté. Suit un long silence! Lulu est parti dans ses pensées….
Mathieu se tait également. On ne lui a toujours rien demandé sur lui, sur sa vie. La jovialité de l’accueil recouvre une certaine indifférence: décidément Lulu est installé sur son bien avec femme et enfants. Il vit sur une autre terre, un autre terroir songe t-il en l’ écoutant distraitement. Malgré ses cheveux frisés rebelles et roux, c’est un patriarche moderne ce Lulu.
Et moi! ma terre, mon terroir? Toujours par monts et par vaux, entre deux avions; un pied à terre en banlieue parisienne, dans une tour anonyme ». L’été avant leur séparation, sa « belle aux cheveux de lin » avait bien proposé de faire un enfant et de s’installer « pour de bon » dans le midi. S’installer! et aussi « pour de bon »! Impossible pour l’instant! Peut être dans un futur lointain, très lointain; inimaginable!.
La musique est sa Muse ultime, exigeant alibi à sa liberté. Certes, parfois, dans une tournée qui s’éternise, il se sent seul, exilé dans sa chambre d’hôtel, mais aussi que de belles rencontres, que de beaux partages! Pas encore lassé de cette vie fragmentée qu’il mène depuis une quinzaine d’années. Pour l’instant, il ne l’abandonnerait pour rien au monde! La séparation avec sa compagne s’est faite sans drames, à se croiser dans l’appartement jamais vraiment décoré, organisé, à peine plus personnel qu’une chambre d’hôtel, lieu de transit, transit des sentiments.
Il continue à songer : Et ici, Lulu, sa ferme, sa terre, ses gîtes! Soudain il se demande ce qu’il fait là, dans un dépit presque enfantin. « Tout ce que je ne voudrais pas être »!
Ce Lulu qui vit avec Anne-Lise! ils ont la ferme, les enfants, un grand lit commun ou les enfants viennent jouer le dimanche matin. Ils ont tout fait ensemble! Le comble! Il a très envie de se lever, de partir, de les planter là dans leur petit bien-être! « Jaloux, oui, je suis jaloux! »ça lui traverse le cœur à tout allure. Il se lève pour fuir , il va à la fenêtre.
La porte s’ouvre. Anne-Lise avance dans la clarté.
« Quelle surprise! » dit elle. La voix est rieuse.Tiens ! Il se souvenait d’ une voix lente et basse, un peu chuchotée, souvent moqueuse. Anne-Lise accourt et embrasse le visiteur, de petits baisers d’oiseau, en détournant la joue.Voilà la réserve qui l’avait tant charmé autrefois! Elle est toujours mince et gracieuse, une robe légère, imprimée de fleurs aux tons pastel. Le style de celles qu’elle portait dans ce temps ou on l’appelait La Lison !
« Eh oui! c’est La Lison, vous vous reconnaissez tous les deux? Allez! femme va nous chercher à boire! » Le ton est jovial, mais le geste de propriétaire, la main sur la hanche soulignée par la forme de la robe. Lulu pousse affectueusement sa femme vers la partie cuisine de ce vaste séjour.
«Un petit whisky? ça nous fait un bon apéro! Il est 7 heures, on mangera après; tu restes, bien sûr!»
Anne-Lise sort un plateau du tiroir derrière l’îlot; ses gestes sont précis, rapides. Elle ajoute une bouteille de jus d’orange, des verres à whisky et un petit plat de biscuits salés. Son joli profil se découpe sur le contre jour de la fenêtre. Ses cheveux blond foncé frisent en auréole autour de son front, ils sont nattés bas dans le dos.
Mathieu regarde le cou fin et blanc: la Lorelei songe-t-il ; une musique d’Outre Rhin lui revient en tête. Dire qu’il y a quelques secondes, il envisageait la fuite! Il a très envie de reste là, de profiter de cette présence bénéfique; tout devient simple et tranquille.
Pomme de discorde !
Tout va bien, tout va bien... Mathieu regarde Anne Lise apporter le plateau de l’apéritif ; les verres, les bouteilles tremblent et se choquent. Elle ralentit sa marche pour éviter la casse, son air appliqué ravit Mathieu qui se lève pour soutenir le plateau et le poser sur la table basse.
Lulu se dresse pour servir. Petit et râblé, il a gardé sa casquette sur ses cheveux roux en désordre. Anne Lise va vers lui ; elle le dépasse d’une bonne tête. Dans son souvenir elle était petite et frêle. Il a seulement oublié qu’ils avaient tous grandi, chacun à sa vitesse, avec des poussées inattendues. Ainsi lui, de petit enfant un peu rond à adolescent interminable et adulte de bonne taille ! Lulu, en revanche, ressemblait bien à l’enfant de son souvenir, casquette exceptée. Turbulent, disait sa grand-mère. Il revoyait un turbulent et un querelleur qui cherchait souvent prétexte à se battre !
« Whisky ? Ou peut-être un Pineau ? J’irai en chercher. Tu ne dois pas en boire souvent ! Ici, on continue sur les bons produits locaux. » dit Anne Lise.
Lulu la reprend, reprend, l’interrompant sans façon ni lui laisser le temps de répondre :
« Je te disais donc qu’on allait construire une piscine ! Enfin, c’est un projet, le voisin me fait des embrouilles ! Que je t’explique : derrière la maison, j’ai un terrain qui appartenait au Frérot ; pas de problème, il me l’a vendu. Mais il est un peu petit ce terrain pour une piscine ; je voudrais racheter la parcelle sur le côté mais rien à faire ! Le voisin, c’est le fils du vieux Cantat, tu te souviens ! un petit blond timide, au foot on l’appelait le petit à sa Maman. Il est ingénieur des Eaux et Forêts à Marans ; il a retapé la maison avec sa femme. Un peu écolo le gars ! il est dans l’Assoc’ des Gens du Marais... On ne se fréquente pas beaucoup. Quand je lui ai demandé s’il voulait me la céder cette parcelle, alors là !... Si je voulais, je pourrais l’embêter, il a planté sa haie tout près de ma clôture ; pas dans la distance légale ! Et il a deux petits trembles sur le terrain que je veux... »
Lulu monologue, on ne peut pas l’arrêter.
L’air crispé, Anne Lise regarde par la fenêtre, habituée, semble-t-il, à ce qu’on lui coupe la parole et aux diatribes de son mari. Elle se tourne vers leur convive. « Je vais voir ce que fait la petite, je ne l’entends plus depuis un moment. Tu viens Mathieu ? » Il perçoit sous la douceur du ton l’agacement de la jeune femme. Un ange passe. Lulu, décontenancé, la regarde avec animosité.
« Allez ! dis-le que ça ne t’intéresse pas mes histoires de piscine, et que je rabâche ! Comme tu la vois, elle est très copine avec la femme de Laurent et elle ne veut pas de disputes ! Est-ce que je me trompe, Lison ? Allez, dis-le ! »
Lison est déjà sur le pas de la porte et regarde Mathieu d’un air suppliant.
« On sort » dit-elle.
Mais Lulu n’en a pas fini. « Ça va vers la scène de ménage », pense Mathieu.
La voix de Anne Lise s’étouffe, elle soupire.
« La bande de terrain qu’il ne peut pas récupérer, ça le rend dingue. Depuis quinze jours, on ne parle que de ça, on pourrait quand même s’arranger à l’amiable ! il a des convictions mais pas de mauvaises intentions, le voisin ! »
Lulu bondit au pied de la porte. « Tu vois ! Elle est de leur côté ! Je te le disais bien ! On n’est pas soutenu ! En plus, j’ai aussi un vieux tremble chez moi, juste en limite de propriété, il me fait toute une histoire parce que je veux l’arracher. Il y aura plein de feuilles dans la piscine si je le garde et, pour l’entretien, bonjour ! avec la clientèle ça n’ira pas ! »
« Corinne et elle » crie-t-il en tendant un doigt furibond vers Anne Lise, « elles se montent la tête !
Et aussi pour les pommiers qu’il y a sur ce fichu terrain, des vieilleries qu’il faut arracher ! Et bien sûr, qui la nettoiera, la piscine, ça sera moi ! Je fais tout dans cette maison, je dois être partout à la fois, j’en ai marre à la fin ! Moi, c’est le bien être de mes clients qui compte. Il faut que tout soit parfait !
« Le bien-être ? la rentabilité plutôt ! » glisse Anne Lise, augmentant la fureur de Lucien.
« Je suis chez moi ! je l’aurai ce terrain ! je lui ferai plutôt un procès mais je la construirai cette piscine ! »
« Tu peux dire « nous », j’en ai fait des choses pour cette maison et tu parles comme si tu étais tout seul à l’avoir rénovée ! »
« Le chef ici, c’est moi, je ne m’aplatirai pas ! Jamais devant qui que ce soit... pas devant un petit ingénieur écolo. Bientôt, il va se présenter à la mairie ! C’est sûr ! Et quoi encore ! »
Mathieu est sidéré, il ne sait quoi faire. Anne Lise répète en elle-même : « la rentabilité, la colère. Il a encore trop bu ! il ne se contrôle plus ! »
Elle ferme la porte d‘entrée sur les cris furieux, prend Mathieu par l’épaule, le pousse dans l’allée.
Dehors, tout est paisible. C’est la fin d’octobre, un très beau mois d’octobre ; la nature se prépare en douceur, c’est l’été indien sur le marais.
«On va chercher la petite; j’ avais bien dit à Lulu de la déposer chez ma mère tout à côté, mais encore une fois il a oublié ! je ne suis jamais tranquille avec un individu pareil ! Tout a commencé à la mort de son père ; ils étaient fâchés depuis huit ans pour des questions d’héritage ; ils ne se parlaient plus ! Quelle tristesse ! Les enfants n’ont pas connu leur grand-père ! »
Ils se sont assis sur le banc de pierre, à l’entrée du fameux terrain près des vieux pommiers.
« Pomme de discorde » hasarde Mathieu en suivant sa pensée. Anne Lise l’a suivi du regard , elle a souri, d’un petit sourire fragile.
« La discorde ! On ne vit plus que ça ! Je me tais le plus possible pour ne pas envenimer les choses. Il est complètement parano, il se fixe des projets gigantesques, il veut faire tout lui-même. » Sa voix se casse dans une résignation morne, elle est au bord des larmes, son visage change, sa bouche tremble. « Il ne tient pas la distance et il s’obstine sans réfléchir. Gare à ceux qui lui barrent le chemin ! Ne jamais abdiquer devant qui que ce soit ! Il veut toujours être le plus fort, le plus riche, comme les enfants gâtés ! Quand on lui dit non, c’est la colère ! Il nous piétine pour arriver à ses fins ! La dispute avec son père ne lui a pas appris grand-chose ! »
« On est bien forcé de plier devant la vie et d’abdiquer parfois », retorque Mathieu un peu au hasard.
La sortie inattendue de Lulu les rapproche sur ce mème banc tranquille. Anne Lise se calme dans le silence, soudainement étonnée de s’être livrée à ce confident inattendu. Elle murmure en baissant la tète, les doigts entremêles au creux de sa robe :
« Tu arrives en pleine dispute alors que tu viens pour nous voir ! On ne s’est pas beaucoup connus. Je me souviens !je venais vous voir jouer au foot. Ah! Il savait me regarder en dessous, le Lucien, me suivre en rentrant de l’école, ah ! j’étais bête ! On nous appelait les petits fiancés ; faut voir où ça mène ! Un dur à cuire ! J’en ai trop marre moi aussi !
Parle-moi de toi ! Je savait que tu étais devenu prof de musique puis concertiste... Tu as une femme, des enfants ? Je suis indiscrète ! Enfin, depuis que tu es à la Philharmonique, je suis un peu ton parcours. J’avais bien vu que tu venais à Blaye, mais de là à penser que tu viendrais nous voir !
Elle penche la tête et le regarde de côté, son profil est lumineux ; dans le soleil les petits cheveux échappés à sa natte ondulent sur son front lisse encore un peu bronzé.
Il est ému ; il a envie de lui dire que ce Lucien est un gros balourd... un salaud ! que sa patience c’est de la démission ou de la soumission. Et pourtant elle ne semble pas avoir abdiqué tant il y a de révolte dans sa voix.
Une femme qui souffre, comme c’est tentant ! la consoler. La vie nomade des tournées est riche en rencontres où se crée une proximité soudaine aussi forte qu’éphémère. Il est séduit par cette femme inconnue mais si proche, liée aux émotions de son enfance.
- Allons voir si les vieux pommiers ont encore des pommes, dit-il doucement, elle se lève, le suit ; ils entrent dans l’enclos.