Nous vivons une période de folie, c’est simple nous cuisinons le jour, ensuite on travaille à la rénovation peintures ou pose du carrelage et cela la nuit.

La première semaine a été consacrée au nettoyage, ça n’était pas du luxe, de la lessive, des brosses, des éponges et de l’énergie. On n’imagine pas l’accumulation de crasse qu’il faut effacer après des années d’utilisation d’une pièce.

Pour la salle, ce travail n’a pas posé de difficulté particulière et le chantier a avancé rapidement, il était nécessaire de la lessiver, mais une fois le local propre on aurait presque pu l’utiliser en l’état.

Nous y avons découvert que, sous le vieux Balatum qui recouvrait le sol, là, ignoré de tous, se cachait un très joli carrelage ciment dans les tons de rouge, gris et noir. N’allez pas croire, malgré les oh ! et les ! de tous, que c’était l’équivalent d’une mosaïque romaine, non, mais c’était tout de même plus joli que ce revêtement grisâtre qui nous masquait le sol.

Pour la cuisine les difficultés à gérer sont nombreuses et complexes, les murs fort encrassés, risquant de se salir très vite en dépit de la ventilation. Nous en avons discuté longuement, pour au bout du compte adopter une solution qui a fait l’unanimité, poser du carrelage. Nous entrions dans le domaine plus complexe, qu’est la pose de céramique murale, nous n’y connaissions rien, mais n’était-ce pas là une bonne occasion d’apprendre.

Heureusement que la grand-mère de Fred avait été généreuse avec nous, car avec ce choix, la note des travaux commençait à s’élever de façon importante.

En ce qui concerne la plonge et le local à poubelles, même problématique, même choix que pour la cuisine. Sara qui était chargée des commandes a assuré le relevé des surfaces à carreler, la quantité était impressionnante.

J’ai dû réajuster mon équipe de mousquetaires, deux des lascars pourtant fort sympathiques voulaient bien manger la semoule, mais pas être femme de ménage, d’ailleurs dès les premières heures l’un d’entre eux a pris la porte. L’autre, celui qu’on appelle Paul sans que je n’aie jamais rien su autre à son sujet, est venu me demander à changer de fonction. Il m’a proposé en échange de mon accord pour cette modification d’affectation de se charger de trouver les matériaux et de nous les faire livrer.

Je lui ai dit que j’étais d’accord, à la seule réserve qu’il ne pourrait s’occuper de ces questions qu’en liaison avec Sara, si évidemment cette dernière donnait son aval.

Ce changement fut salutaire, accompagné de Sara il a visité tous les dépôts de matériaux de la petite couronne. Ils en ont rapporté tout ce dont nous avions besoin dans les délais impartis, à des prix correspondant bien à nos disponibilités.

En plus du carrelage, car ils ramenaient un joker, au cours de ces pérégrinations, ils avaient rencontré un « petit grand-père » qui travaillait dans un dépôt. Il était maçon de formation, son âge avancé l’avait écarté des chantiers, notre projet l’intéressait, et il pensait pouvoir nous être utile.

Il est venu sur place évaluer nos besoins, il a constaté l’ampleur de la tâche à réaliser, la complexité des difficultés à surmonter, en définitive il a fait une grimace, et dit tout de go : -  vous ne vous en tirerez jamais sans un professionnel. De ses explications il ressortait que dans le carrelage, la réussite repose avant tout sur la qualité des coupes et des aplombs. Vous allez vous rendre compte à l’expérience a-t-il ajouté que dans ces vieux bâtiments, une pièce n’a jamais un angle droit, et qu’il y a toujours des problèmes d’aplomb, le résultat étant qu’à l’arrivée, le travail est de guingois, ce qui esthétiquement n’est pas beau à voir, et vous serez déçus.

J’ai déjà un boulot, si vous me nourrissez bien, il n’a pas osé ajouté et abreuvez bien, je viens le soir à la débauche et je vous forme. Sans une hésitation on est tombé d’accord avec lui. Claudio puisque c’est son prénom, a commencé immédiatement. Il a ajouté une condition, à son contrat, il faut un peu de viande dans la semoule. Sara avait dû lui parler du régime de la maison.

En plus d’un carreleur qualifié et pédagogue de surcroit, cet homme était extraordinaire, toujours de bonne humeur, remontant le moral à tout le monde.

Ce qui ajoutait à son charme c’est qu’en plus de ses capacités professionnelles il possédait un don, celui d’être un conteur- né, avec lui les repas sont devenus un enchantement, et il fallait s’arracher pour retourner au travail.

Il contait son pays l’Italie et plus particulièrement les Pouilles là-bas dans le Sud, « une région que c’est pauvre, que vous n’imaginez même pas ». Du coup, le silence à table était de rigueur, pas question de perdre une miette de son propos, comme de la semoule d’ailleurs.

Pour le travail, il était implacable, pas question de s’attarder, quand il donnait le signal tout le monde filait. Nous devions occuper les différents postes du chantier chacun à notre tour, formation oblige.

Il faisait commencer par marquage des aplombs sur chacun des murs, reboucher les trous qui auraient entravé la pose, préparer la colle effectuer les coupes et quand tout était prêt ne pas amuser le terrain. Du bon sens, de la propreté, de l’efficacité. Ensuite quand tout fonctionnait bien, et que les rangées de carrelage s’alignaient, on ressentait une forme de magie, la pièce s‘éclairait à mesure de l’avancée du travail.

Il avait raison Claudio, il en a fallu des coupes, entre les ratés et les coupes compliquées nous en consommions des quantités de ces fichus carreaux, au point qu’à un moment donné nous nous sommes demandé s’il ne faudrait pas retourner chercher quelques mètres carrés supplémentaires. Il a suggéré d’ajouter un petit listel bleu, à cinquante centimètres du haut des murs c’était une excellente idée qui donnait un cachet particulier au plan esthétique.

An que l’on avait dispensé de participer au chantier, il fallait bien que l’un d’entre nous cuisine pour que le restaurant tourne et qu’elle nous prépare des repas pour l’équipe.

Être au fourneau pour tout le monde, puis se charger des approvisionnements, croyez-moi ça n’était pas une sinécure. Dès la fin du service elle devait courir s’approvisionner aidée par la grand-mère de Fred qui occupait ses nouvelles fonctions avec une rigueur de mère de famille.

Au retour, elles venaient glisser tête dans l’entrebâillement de la porte pour évaluer l’avancée du travail et elles nous apportaient selon l’heure, thé ou verres de vin pour soutenir le moral des troupes.

En définitive, en portant nos efforts sur cette partie du chantier : la plonge plus le local à poubelles, carreler ces deux pièces ne nous avait pas demandé tellement plus de temps que si nous avions dû les peindre. Nous avions pris cette option en nous disant que si le résultat n’avait pas convaincant ce serait notre chantier école  préparant celui de la cuisine.

Nous ne savions pas comment nous pourrions opérer quand il faudrait repeindre la salle de restaurant et entreprendre les travaux dans la cuisine, le tout sans fermer boutique. Ça n’est pas que les recettes du moment étaient mirobolantes, mais c’était toujours ça.

Désormais nous étions neuf sur le radeau à qui il fallait apporter la subsistance, en particulier le couvert, plus la petite Cloé, un sacré pari. Qui n’était réalisable qu’en ne nous versant pas de salaire, l’intégralité des recettes étant consacrée à l’approvisionnement et si nous ne nous en sortions pas tous les jours c’était presque ça. Nous aurions alors été en mesure de rendre sa liberté à Claudio, mais il se plaisait si bien avec nous que nous n’aurions pas eu le cœur de lui dire de s’en aller après tout ce qu’il avait fait pour nous, alors il est resté.

L’équipe mangeait tantôt du couscous ou des ragoûts de légumes ressemblant à des pot-au-feu dont nous buvions la soupe, tantôt les plats que nous concoctait An.

J’ai mis un moment à réaliser que désormais il y avait de la viande presque chaque jour. Quand je m’en suis ouvert à An Binh elle m’a regardé l’air sévère - nous nous demandions quand tu allais te décider à t’en apercevoir. Tu remercieras la grand-mère de Fred c’est elle qui vous régale avec ses ventes.

Aujourd’hui, je suis chargé de terminer les joints dans le local poubelle. Ce n’est pas une tâche trop compliquée mais elle demande attention et soin avec un chiffon je lisse les carreaux en les débarrassant de tous les restes de pâte qui traînent ici où là, je termine en repassant une éponge humide. Il faudra revenir dans la journée de demain pour fignoler le travail.

À un moment je me retourne et découvre ma bibliothécaire qui m’observe, peut-être est-elle là depuis un moment. Elle éclate de rire devant le spectacle que je lui offre, je suis blanc de la tête aux pieds, n’ayant pas de casquette, mes cheveux blancs me donnent l’allure d’un vieillard.

Je fais le geste de la prendre dans mes bras pour la blanchir, elle me devance et pose ses lèvres sur les miennes et part en courant.

Je reste quelques instants médusé par la surprise, jamais ceci ne s’était produit. Je la retrouve à table avec toute l’équipe, elle a une grande capacité d’adaptation on pourrait croire qu’elle a toujours été de l’aventure. Son regard ne me fuit pas, mais elle ne s’attarde jamais sur moi répondant aux questions des uns et des autres à propos de son travail à la bibliothèque.

Elle répond à une question d’An Binh qui se renseigne sur l’avancée des recherches sur l’Argentine et l’enlèvement des enfants. Moi qui étais à des lieues de tout ça, je réalise qu’elle de son côté a poursuivi la démarche.

-       Je suis venu pour présenter à Claude les résultats de mes dernières trouvailles, en effet, cette fois je pense tenir du solide.

An qui a senti la pointe de reproche dans sa voix, vole à mon secours, c’est de notre faute il a tant de travail ici qu’il n’a plus une seconde à lui. Sans attendre elle lui raconte toutes nos aventures depuis la disparition de Mo. Elle ne founit aucune explication pour justifier cette absence et passe outre.

Depuis deux jours je sais de quoi il retourne, je travaillais dans la salle de restaurant quand le téléphone a sonné. J’ai décroché et entendu une voix me dire qu’il faudrait apporter du linge propre à Mo, qu’elle a appelé par son nom de famille, au point qu’il m’a fallu quelques secondes pour réaliser que c’était bien de lui dont il s’agissait.

Quand j’ai demandé où, la voix m’a répondu mais comme d’habitude à l’hôpital saint Louis.

J’ai reposé le téléphone sans répondre !