Il pleut, c’est le crépitement de la nuée sur les palmes formant toiture et sur les feuillages d’hévéas et de flamboyants qui l’entourent qui l’a éveillé. Enfin la pluie ! la terre desséchée lui chantera des louanges.

Peut-être est-ce là sa dernière mousson, là-bas ils ne connaissent sûrement pas des pluies aussi puissantes que celle d’ici ?

Cette vague humide attendue et désirée renouvelle le monde et la nature, jette adultes et enfants dehors pour danser dans la boue, et annonce les bonnes récoltes du futur.

Ses sentiments sont contradictoires, il est heureux de cette arrivée, et dans le même temps songeur : il est en attente, il veille, il va partir, il partira c’est sûr, même si la démarche sera difficile.

Les odeurs, les bruits, la lumière, les paysages, sa langue, toutes ce qui a constitué sa vie devra demeurer ici dans cette brume, dans cette chaleur suffocante.

Il n’a rien raconté aux autres, cela les aurait fait rire et déclenché moqueries et quolibets. Pire encore, menaces et humiliations si ce n’est des coups, n’est-il pas de l’ethnie maudite des Hmongs.

Il a économisé mois après mois ces quelques dollars, qui, pense-t-il, lui ouvriront le chemin de sa liberté. Ce n’est pas avec des kips qu’il aurait pu envisager cette aventure.

De ce là-bas imaginaire il pourrait parler pendant des heures, ce monde lumineux et beau auquel il aspire.

Mais en parler avec qui ? Pour leur expliquer quoi ?

Qu’il s’enfuit, qu’il lâche prise, qu’il abandonne le village, son champ et sa masure, son buffle au coin de sa rizière, ses ancêtres ensevelis dans les racines des Banians ou dispersés dans la jungle, l’alcool de riz…

Qu’il marche vers le bonheur !

Il n’exprimerait rien de son cœur et de son âme qui se déchireront au cours du voyage, laissant des éclats de vie tout au long du parcours, traçant une piste imperceptible qui permettra qu’un jour peut-être se produise le retour…

C’est ce mot étrange entendu un soir de désespérance et qu’il n’arrive pas très bien à prononcer, qui l’a précipité dans ce songe « Eldorado ». Pour lui ce mot fut une révélation, une réponse attendue qui cristallisa ses rêves, encore qu’il lui eût fallu beaucoup de temps pour l’admettre.

Il ne sait pas quand il partira, mais qu’importe, ce qui compte c’est que la décision soit arrêtée.

Ce soir il pleut, les fragrances qu’exhalent les rizières lui font monter les larmes aux yeux. Celles-ci ajoutées aux lames de pluie qui descendent des nuées ont effacé les couleurs, ne demeure qu’un univers en gris et blanc dans lequel le paysage est estompé comme dans un théâtre d’ombres.

De la terrasse de sa maison sur les pentes du mont Phousi, il perçoit encore les ombres de la ville et le cours du Nam Kan qui tracent une calligraphie laiteuse. Au matin, la rivière brunie de limon aura envahi et fécondé la plaine basse.

Il ne peut jamais assister à ce spectacle qui tient de la magie sans ressentir une vague de douceur l’envahir et sans verser des larmes de bonheur.

À cet instant il ressent un besoin irrépressible d’aller partager la chaleur des voix et des corps, il déterre son pécule et file, cette nuit ce sera fête, il y boira toute la mousson !