Sur la carte Michelin, au un deux cent millième, un petit point noir indique une petite commune du nord Charente, nommée Fouqueure. C’est une commune sans aucun intérêt. Dans les années cinquante-cinq – soixante, il y avait une église, une mairie, une école, un maréchal ferrant, une boulangerie et une petite épicerie avec un coin bar tabac presse où l’on pouvait acheter la Charente Libre, Sud-Ouest et Paris Match. A part cela il n’y avait rien, aucune distraction possible pour les enfants ou pour les jeunes : pas de cinéma, pas de centre de loisirs, pas de centre aéré, pas de bibliothèque, pas de piscine, pas d’association sportive, pas même un terrain de foot. Mais, on ne peut pas dire que les enfants s’ennuyaient pour la bonne raison que les enfants n’aiment pas se morfondre. Ils se retrouvaient entre eux, soit dans la rue, soit chez l’un ou chez l’autre, le plus souvent pour une partie de ballon ou des tours en vélo. Les jours de pluie, la femme du maire pouvait les inviter dans sa salle à manger pour faire des jeux de société, à condition qu’ils soient sages et bien polis, qu’ils fassent attention à ne pas salir.

Ils aimaient bien aller chez Claude, ses parents avaient un magasin de tissus et de prêt à porter dans la petite ville voisine. Dans le garage ils pouvaient trouver tout ce qu’il fallait pour se déguiser ou construire des cabanes et bien d’autres étrangetés.  

C’est Paul qui a découvert un mannequin désarticulé et déshabillé.

-       Oh ! Venez voir.

Aussitôt les garçons tentent de le remonter et les filles se chargent de lui trouver des habits. Au début, c’est comme cela, sans projets précis. Puis ils ont l’idée d’aller l’assoir dans la cuisine d’Edith, une voisine du quartier.

Dans cette petite commune, tout le monde se connaît, s’entraide et se critique…, gentiment, bien entendu. Edith vit seule et fait d’un grain de sable une montagne, et pour un rien, elle pousse des cris qui font plutôt sourire l’entourage. Dans cette commune où tout le monde se connaît ce n’est que lorsque l’on s’absente au moins une journée que l’on ferme sa porte à clef, aussi, il leur est facile de pouvoir profiter du moment où Edith ira cueillir une salade dans son jardin pour assoir le mannequin à la table de la cuisine. Puis, ils sortent aussitôt et restent dans la rue, tout près de la porte, impatients.

Un Ah ! sourd. Qui enfle progressivement et résonne jusqu’au bout de la rue. Un Ah ! qui exprime successivement la surprise, la peur, la menace, l’angoisse, la terreur, l’effroi.

Ils rentrent en force et découvrant les enfants hilares Edith se remet de son émotion.  

-       Garnements !  Vous m’avez fait une crise cardiaque.

Tout le monde est informé de l’évènement et les parents s’amusent de cette farce et de la réaction de la pauvre Edith qui n’a pas vu que c’était un simple mannequin.

-       On recommence ! Chez qui on peut le mettre ?

Ils discutent puis ils décident de le mettre chez la mère DUBOIS. Ils ne sont pas tous d’accord parce qu’elle n’aime pas trop les jeunes.

-       Elle va nous rouspéter.

-       Tant pis, cela lui fera les pieds, elle s’est moquée d’Edith, alors !

L’opération est plus délicate, il faut faire vite et choisir son moment. Ils surveillent et profitent d’une courte absence pour placer le mannequin, debout, devant le buffet, ouvrant légèrement le tiroir.

-       Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites-là ? Mais qu’est-ce que vous fouillez ?

Tous se pointent à la porte,

-       Ah ! voyous, c’est votre mannequin de malheur, vous allez voir ce que je vais en faire.

Elle ne peut rien dire de plus car elle les voit bien trop contents.

-       On va le faire à Monsieur le maire !

Ils posent le mannequin devant sa porte et sonnent chez lui, puis se cachent.

Monsieur le maire ouvre

-       Bonjour Madame, vous désirez ?

-       Silence

-       Vous souhaitez parler au maire ?

-       Silence

Il referme la porte et repart dans son bureau.

Face à cette absence de réaction, ils sont penauds, déconfits, ils s’apprêtent à repartir. C’est Pierre, le fils du maire qui décide

-       On va le faire à ma mère.

-       Tu crois !

Ils la connaissent bien la mère de Pierre, elle est gentille, mais très sérieuse. Ils pensent qu’avec elle cela ne marchera pas. Elle s’est un peu moquée de ses voisines qui ont pris un mannequin pour une personne. Elle n’aime pas les gens qui rient trop fort, qui manquent de retenue. Avec elle, ils ont toujours envie d’être sages. Mais Pierre a l’idée d’enfermer le mannequin dans le placard aux balais.

Ils jouent dans la cour et attendent.

Le cri !!!

C’est une explosion de joie, ils sautent en l’air, accourent, jubilent. Ce pauvre mannequin les a vraiment comblés, il est temps qu’il retourne dans son garage.