Aujourd’hui, comme chaque jour depuis quelques semaines, Solène s’adosse au grand cèdre qui domine le principal parking de la clinique obstétricale. Elle peut rester là des heures durant à contempler le défilé des femmes de tous âges qui, quittant leur véhicule, se dirigent vers le hall d’accueil afin de se rendre à leur consultation.

 Les mâchoires de Solène se crispent, ses traits se durcissent puis ses grands yeux cernés s’obscurcissent de larmes lorsqu’elle aperçoit, marchant d’un pas posé, la main gauche soutenant un ventre proéminent, la main droite caressant sa rotondité, une femme jeune à l’expression sereine, si sereine qu’elle semble dialoguer avec les anges.

Solène sait que son ventre à elle ne s’arrondira jamais, qu’il n’abritera plus aucune vie. Solène sait qu’elle est maudite. Maudite pour avoir « assassiné le fruit de ses entrailles » comme le lui dit sœur Marie de l’Incarnation à qui elle eut la faiblesse de se confier à sa sortie du CHU. Venant d’une religieuse, qui depuis l’enfance jouissait de toute sa confiance, ces paroles bouleversèrent Solène plus que la réflexion méprisante du médecin « après un avortement puis une MST, vous vous étonnez d’être stérile, vous l’avez bien cherché, non ? »

C’est en vain que Charlotte, l’éducatrice en charge de l’accompagner dans ses premiers pas de jeune adulte tout juste sortie du foyer, tenta de la réconforter :

 « Tu ne l’as pas assassiné, Solène, tu as eu la force de lui éviter une vie de galère. Et ça, c’est une vraie preuve de maturité.  D’amour. »

Une vie de galère ? Oui, comme la sienne ! De sa toute petite enfance, elle ne garde que le souvenir de jeunes adultes prostrés ou excités autour de sa mère. Souvenirs de cris, de coups parfois, d’errance d’un asile sommaire à un autre, de ventre creux, d’attentes interminables à la maternelle bien après que « l’heure des mamans » soit dépassée.

            Certes elle aimait ces moments de calme dans la classe désertée, ces moments privilégiés durant lesquels la maîtresse ne contait que pour elle dans l’attente de l’arrivée de la maman ou du papa éternellement retardataire. Ce plaisir était néanmoins entaché d’un vague sentiment de honte, ce sentiment diffus de n’être pas une petite fille comme les autres, une élève comme les autres.

« Mais c’est qui ton papa ? » A cette question de Céline, sa meilleure copine de moyenne section, Solène ne sut tout d’abord répondre avec certitude. Puis, elle affirma : « Moi, des papas, j’en ai plusieurs ! »

Un soir, l’attente se prolongea bien après la tombée de la nuit, bien après que la femme de service eut terminé son travail, éteint de nombreuses lumières. Après que la maîtresse soit allée téléphoner dans le bureau. Au retour de celle-ci, Solène perçut une gêne en dépit de la voix qui se voulait gaie, rassurante :

« Ce soir, Solène, maman ne peut pas venir te chercher. Ce n’est pas grave, tu vas aller manger et dormir avec d’autres petits enfants dans un foyer. Rassure-toi, tout va vite s’arranger. »

Rien ne s’arrangea. Ni vite, ni plus tard. Inquiète mais résignée, elle abandonna sa main dans celle de la policière et, silencieuse, monta avec elle à l’arrière de la voiture bleue. Du parking du Foyer de l’Enfance, elle aperçut et reconnut la tour du CHU et d’une voix étranglée demanda : « Elle est retournée à l’hôpital ma Maman ? » 

« Non, ne t’inquiète pas, Solène ! Ta maman va bien mais elle ne peut pas te prendre ce soir. Elle a besoin de se reposer. Tu vas manger, jouer et dormir avec d’autres enfants. Tu seras très bien, tu vas voir ! »

Sa maman, Solène ne la revit que quelques semaines plus tard en compagnie de l’éducatrice venue la chercher dans la famille d’accueil où elle fut placée. Elle ne retrouva jamais son école, son institutrice, ses petites camarades, son quartier. Elle termina son année scolaire dans la petite école du village où résidait la famille d’accueil puis, au fil des années, dans une autre, une autre encore. Des rencontres avec sa mère furent prévues, en milieu protégé, mais souvent cette dernière ne s’y rendit pas. A chaque échec, la blessure se faisait plus profonde mais Solène ne manifestait pas et s’enfermait dans son mutisme.

La vie lui sembla enfin prendre des couleurs lorsqu’elle s’installa dans ce foyer pour jeunes adultes en difficulté et plus encore lorsque Charlotte l’aida à conquérir son autonomie grâce à une formation professionnelle en cuisine et à l’accès à un logement indépendant.

Son autonomie, elle ne sut pas s’en montrer digne, lui dit-on… Stéphane, puis Laurent, puis… puis…

La pluie tombe drue à présent et les aiguilles du cèdre ne suffisent plus à la protéger. Ses longs cheveux bruns collent à ses joues, son front. Elle grelotte dans son blouson de toile sous lequel elle a enfilé un porte-bébé ventral au cas où, aujourd’hui….

Mais à présent ruisselante, elle ne se sent pas à son avantage, craint d’attirer l’attention, et n’ose plus envisager d’entrer à la clinique, de se promener dans les couloirs comme elle le fit les jours précédents faisant mine de chercher la chambre d’une jeune maman. Elle sent qu’elle ne doit pas se presser, qu’il lui faut ne prendre aucun risque mais réunir toutes les conditions du succès : bien repérer les moments où les nourrissons sont momentanément éloignés de leur mère, où le personnel est sous tension ou au contraire en moindre effectif.

Elle sait surtout qu’ensuite il lui faudra garder tout son calme, ne pas stresser l’enfant en le serrant trop fort, ne pas courir, ne pas sortir par le hall mais par l’escalier de la radiologie, puis gagner calmement les immeubles des trois Cités, les contourner pour se rendre à l’arrêt de bus qui les conduira à quelques pas de son logement.

Elle sourit en évoquant ce moment précieux où enfin elle entrera chez elle avec ce petit corps entre ses bras, où elle pourra enfouir son visage dans sa tiédeur et humer cette odeur de lait suri et de couche mouillée dont elle rêve depuis quelques semaines. Enfin, seulement, elle se sentira lavée de ce que Sœur Marie de l’Incarnation a appelé un ASSASSINAT !

 Pour la suite, elle ne redoute rien, elle a tout prévu, tout acheté, biberons, lait premier âge, couches, petits vêtements choisis un par un avec amour dans les rayons de Leclerc, peluches. Tout acheté, petit à petit, en économisant sou à sou car il n’était pas question de dérober le moindre hochet, la moindre tétine dans un supermarché au risque de porter malheur au petit.

Solène sait que bientôt, demain peut-être, elle comblera ce vide qui s’est creusé au plus profond d’elle, que demain, elle aussi sortira de la maternité un bébé au creux de ses bras.