Assis sous un noyer au coin de sa vigne, Sébastien Desporte regarde le soleil se coucher, qu’y a-t-il de plus beau à contempler, que ce spectacle féérique offert par l’univers ?

Lui se dit qu’il a celui de sa vigne, quand elle est effeuillée présentant ses grappes gonflées comme les pis des vaches, annonçant le vin nouveau, ou les étendues de blé sous le vent, dont la tendre couleur dorée prédit l’odeur de la croûte du pain frais.

Il lui arrive parfois de laisser son esprit partir à l’aventure en observant une coccinelle qui grimpe le long d’une herbe, avant qu’elle ne s’échappe d’un vol pataud lorsqu’elle en a atteint l’extrémité.

Le silence, la paix, le chant des oiseaux, il se sent riche de toutes ces merveilles qui ne lui appartiennent même pas, mais dont la beauté le réjouit !

Dans ses jeunes années, il se croyait un homme de paix, descendant d’une lignée d’hommes de paix. Qu’aurait-il pu reprocher aux autres habitants de la planète qu’il ne connaissait même pas, et n’aspirant qu’à vivre du travail de la terre qu’ils exploitaient ?

Encore que le terme ne le satisfasse pas, dans sa famille on n’exploite pas la terre, on la cultive, on la caresse, on la soigne, pour qu’elle soit à même de fournir les meilleures prestations.

Une sorte de pacte « donnant donnant », je te soigne, en retour tu me donnes une belle récolte.

Une année bonne, l’autre non, question de lune, de gel, de pluviométrie, d’appétit des rongeurs affamés ou de ces gracieux cervidés qui dévorent votre travail en vous regardant de leurs grands yeux bordés de noir.

Son grand-père n’avait pas été à l’école ou si peu, son père quant à lui avait réussi le Certificat d’études. Lui aurait pu continuer un peu plus, mais il devait travailler à la ferme, sa présence était considérée comme nécessaire. Alors, après un bref débat, on avait décidé qu’il irait effectuer une année en maisons familiale rurale, et ça s’était arrêté là.

Il avait appris à l’école laïque les principes de la république : Liberté, Égalité, Fraternité et recopié scrupuleusement les phrases de morale que le maître calligraphiait au tableau et qu’il découvrait chaque matin en entrant dans la classe.

Pour ne pas être en reste, monsieur le curé, lors de ses séances de catéchisme et de ses prêches dominicaux n’avait pas manqué de repasser une couche sur la carapace morale que l’on cherchait à leur inculquer. En mettant l’accent sur l’amour du prochain, et sur ce principe fondamental : « tu ne tueras point ». De toute façon son prochain se résumait pour lui aux membres de sa communauté villageoise.

Il est vrai que la vie y était rude, qu’il n’existait pas de marge, que toute erreur se payait comptant et que sans la solidarité de la communauté, certaines familles auraient été dans la misère.

Il s’était passionné pour l’histoire de France et la géographie. Ces énumérations de batailles et de conquêtes au cours desquelles on s’était étrillé sérieusement. Apprendre par cœur les dates de ces faits d’armes et les noms de leurs vainqueurs. Rêver de charges de cavalerie, sabre au clair ; Les morts étaient passés sous silence et de toute façon c’était la faute des autres s’il y avait des tués, mais cela n’avait pas freiné son enthousiasme !

La géographie présentait cet avantage de permettre de découvrir les pays des confins de l’Empire. Sur un mur de la classe une belle carte Vidal Lablache cartonnée sur laquelle on pouvait découvrir les empires français et anglais chacun d’une couleur différente le faisait rêver. Le Tonkin, la Cochinchine, le Laos pour l’Asie, Le Dahomey, le Cameroun, l’ile de Madagascar, le Tchad et tant d’autres pour l’Afrique. 

Depuis qu’on vient le conduire au coin de la vigne les jours de beau temps, il a tout le temps de réfléchir à ces périodes de vie à propos desquelles il ne s’était jamais trop interrogé.

Son grand-père avait fait 14 :18, et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce ne fut pas une période de tendresse et de verduresse.

« Tu ne tueras point ne comptait pas », ici, on se trouvait dans « un cas de force majeure », les boches nous avaient volé l’Alsace et la Lorraine en 1870, ayant un contentieux à régler nous devions leur faire rendre gorge.

Au retour grand-père était un peu dévarié, mais l’honneur était sauf. L’important n’était-il pas de leur avoir fait payer ce qu’ils nous avaient fait. On oublie vite qu’en 1870, c’est nous qui leur avions déclaré la guerre.

Son père avait fait 39/45, cette fois encore, eux là-bas, ceux de l’autre côté du Rhin, que du temps des Romains on appelait des barbares étaient venus nous envahir, nous aplatir. On avait finalement réussi à les chasser après avoir tué un grand nombre de ces chleuhs, suite à ce que nous avions subi, c’était le prix à payer, ils étaient coupableS.

Nous avions été bien embarrassés au cours de ce conflit ne sachant pas de qui il fallait le plus se protéger, de la Russie ou de l’Allemagne. Notre gouvernement avait louvoyé entre collaboration et affrontement, au final, nous n’étions pas trop glorieux. Il est évident que la notion de « tu ne tueras point » est abolie quand c’est la faute de l’autre.

Au passage c’est encore nous qui leur avions déclaré la guerre, c’est une manie chez nous.

Après la victoire, glorieuse et pimpante comme il se doit, on avait enterré les morts, oublié les disparus, fermé les yeux sur les villes rasées, et chacun était reparti à ses petites activités.

Voilà t-y pas que là-bas, de l’autre côté du monde, aux marches de l’Empire, les bridés avaient commencé à s’agiter. Au moment où nous venions de retrouver toute notre souveraineté, il n’était pas question de laisser le désordre s’installer. Et puis on disposait de plein de beaux jeunes gens tout juste sortis de la guerre qui ne retrouvaient pas de place dans la société.

L’œuvre civilisatrice de l’Occident n’allait tout de même pas être battue en brèche par une poignée de niakoués mettant en péril tout l’édifice de l’empire. Mais l’édifice avait perdu de sa splendeur et après cinq années de guerre il fallut bien ramasser nos petites affaires et rentrer chez nous.

C’était le début de la perte de notre superbe et nous allions devoir avaler bien des couleuvres, nous leur avions pourtant apporté les bases de notre civilisation.

Un attentat un beau matin de l’autre côté de la Méditerranée, un couple d’instituteurs qui partait là-bas plein d’idées généreuses, abattus un matin blême sur le bord d’une route, et c’est le feu qui s’allume dans les willayas d’Algérie.

C’était pourtant la France, l’Algérie, trois départements français, on ne pouvait parler de guerre civile, alors on a inventé les opérations de maintien de l’ordre.

Chaque appelé de cette période a été effectuer son séjour de maintien de l’ordre dans le djebel, il faut reconnaître qu’on y a tué de part et d’autre. On a tout de même tué beaucoup de fellagas, et donc Français eux aussi.

On ne badine pas avec les principes de la république : Liberté, Égalité, Fraternité.

Sébastien Desporte somnole sous son noyer, il est revenu sans jambes, sa Jeep ayant sauté sur une mine pas très loin de Constantine.

Depuis sa sortie de l’hôpital, on le conduit les jours de beau temps au coin de sa vigne, car le soleil lui fera du bien, ont dit les médecins à sa famille. Peut-être pensaient-ils que si cela faisait pousser la vigne cela ferait peut-être repousser ses jambes.

Dans ses instants de clairvoyance, il réalise que depuis trois générations ils sont devenus assassins par devoir, pour le service de la République, et il part d’un rire amer !